La littérature tunisienne francophone a fait son petit bout de chemin aux côtés de ses consœurs algérienne et marocaine ; leur marche triomphale a démenti la prophétie d’Albert Memmi qui leur avait prédit de mourir jeunes. Considérée comme mineure dans le champ littéraire maghrébin, la littérature tunisienne n’en a pas moins donné de grands noms tels que Memmi, Meddeb ou encore Mellah dont le grand œuvre, Le Conclave des pleureuses, n’a pas reçu l’accueil qu’il mérite. D’autre part, la génération des aînés a suivi pendant près d’un demi-siècle la même évolution littéraire que ses voisins maghrébins avec lesquels elle partage presque la même Histoire: littérature ethnographique au début, désenchantement et combat ensuite, exacerbation de la littérarité dans les années 80, retour violent de l’Histoire à la fin du siècle - surtout en Algérie - et des histoires linéaires comme pour souligner l’adhésion – tardive d’ailleurs –au courant mondial postmoderne.

 

Cependant, il s’opère actuellement une double rupture, spatiale et temporelle : il y a d’un côté ce que j’appellerai l’école de Tunis ; elle est constituée par une génération locale qui use d’une scénographie proprement tunisienne : écrivains du pays, pris en charge par des éditions tunisiennes et écrivant pour un lectorat du pays. D’un autre côté, la génération qui prend la relève ne puise plus sa veine littéraire, ni dans les soucis identitaires des aînés, occupés qu’ils étaient à construire une modernité sociale, culturelle et même politique, ni dans leur réservoir de références et de modèles d’écriture. C’est une génération doublement fantastique : par la maturité surprenante de leurs textes, mais également, par l’orientation de leur imaginaire à l’opposé des sentiers battus du réalisme de leurs aînés. On notera dès l’abord la quasi-absence de leur création d’une référence quelconque au monde réel, car souvent, l’action se déroule dans un espace totalement inventé même si quelquefois certains lieux sont nommés –Tunis, Carthage, Kerkennah -  juste pour créer une illusion référentielle nécessaire. On remarquera encore l’évacuation de la vraisemblance et de la logique comme principes nécessaires à l’identification du réel quoiqu’on cherche à donner une dimension rationnelle à des phénomènes inexplicables.

En fait, lorsqu’on parle de courant fantastique chez les jeunes, y reconnait de multiples gradations, sous-genres à la fois dissemblables et possédant un dénominateur commun : des romans qui tournent le dos au réel, adoptant l’irrationnel et le fantasmatique comme principe moteur de leur création.

I. On pourra alors classer les sous-genres selon la distance qu’ils prennent avec le réel.


II.1. Ainsi Yamen Manai, au talent sans cesse confirmé au fil des créations, use d’une pratique très répandue dans le roman latino-américain : le réalisme merveilleux ou poétique, la part merveilleuse se voulant être un adjuvant au réel dont il accentue les reliefs. Aussi, à travers La Sérénade d’Ibrahim Santos, Manai peint-il un personnage d’origine andalouse, qui peut prévoir la météo grâce à la musique qu’il fait jouer sur la place du village. Si cet épisode fantastique montre le pouvoir magique de la musique, à la manière du Joueur de flûte de Grimm qui sauve la ville de l’invasion des rats, il n’en contient pas moins une leçon d’écologie : Ibrahim Santos recourt à une solution magique pour ridiculiser les adeptes de la technologie, venus en grand nombre afin de dompter le village à l’aide d’instruments techniques, se révélant alors ruineux pour l’équilibre agricole du village. L’emploi du merveilleux n’est en fin de compte qu’un procédé littéraire allégorique, appliqué à une réalité historique pour mieux la rendre visible : le progrès est affaire d’équilibre, non d’agression technologique.

Mis à part Yamen Manai dont les romans sont marqués par un engagement, si allégorique soit-il, envers les questions politiques brûlantes de ce début du XXIème siècle, telles que l’écologie, les libertés ou le terrorisme, les autres écrivains de sa génération optent pour un désengagement historique au profit d’un univers irréel, sans pour autant renoncer à une satire mordante de l’époque, non spécifiée à un espace-temps précis.

I. 2. Tel est le cas de Mohamed Harmel, architecte de formation et passionné de philosophie au point que son fantastique prend une dimension métaphysique. Ainsi, son second roman, Les Rêves perdus de Leyla, sur les traces de Nietzsche proclamant la mort des idoles, dénonce une ère ouverte sur le néant engendré par la déception à l’égard des promesses eschatologiques, révolutionnaires ou religieuses, qui se sont révélées trompeuses et mensongères. Ce roman se présente sous la forme d’un journal intime, celui d'Elyès, stagiaire en architecture, vivant dans un monde gouverné par une étrange machine appelée « la Machine Broyeuse de Rêves », tourmenté par les réminiscences du fantôme de Leyla, cousine morte trop tôt de maladie, ayant ainsi perdu tous ses rêves. Cette figure à laquelle il est très lié apparaît sous une forme tantôt sublime (petite fille figure d’ange) et tantôt monstrueuse (une fille sans visage). Jusqu’au moment où Elyès, ne pouvant plus se soustraire à l’appel de Leyla, prend le bus fantôme avec des silhouettes fantomatiques vers la Contrée du néant.

Si Harmel recourt à un fantastique métaphysique pour dénoncer une époque désenchantée, il ne manque pas de s’attaquer spécifiquement aux rêves islamo-nationalistes qui ont plongé le monde arabo-islamique dans la violence et le sang. A cet effet, l’auteur cite Mahmoud Darwiche dont le poème « Rien ne me plaît » suggère que les Arabes ont bel et bien raté le train de l’Histoire, enfermés qu’ils étaient dans leurs utopies.

Ainsi, Harmel nous restitue un univers fantasmagorique, plein de revenants et de fantômes ; sa représentation est régie par une grammaire toute onirique où les formes réelles se dissipent dans un mouvement de fondu-enchaîné au profit de formes spectrales hallucinées. Cependant, son fantastique est au service d’une critique virulente du système capitaliste, à l’ère de la vacuité et de la consommation effrénée, car il ne reste au héros pour résister à l’appel du Néant que de se réfugier dans des bars où on regarde des matchs de foot à longueur de journée en buvant de la bière et du vin. L’auteur, déçu par les discours révolutionnaires ou eschatologiques, prend ainsi de contre-pied son maître Nietzsche qui soutient que la mort des idoles (ou des idéologies prometteuses), permet d’accéder au bonheur. Chez l’écrivain, la mort des idéaux s’ouvre plutôt sur l’angoisse du vide.

I.3. Si Mohamed Harmel use d’un fantastique à caractère philosophique, Samir Makhlouf, quant à lui, recourt à la science-fiction qui anticipe sur le devenir de l’Humanité pour en corriger l’orientation ou appeler à un avenir radieux, une sorte de vision eschatologique, sans être religieuse. En effet, à travers son roman majeur, L’Homme de Gayeh, il nous invite à considérer la vie sur la planète Gayeh, la proposant comme modèle par lequel il cultive une civilisation humaine idéale où l’homme n’a plus besoin de rien : la planète Gayeh a atteint déjà l’ère de la post-connaissance et le temps post-cognitif. Cela signifie qu’on n’a pas besoin d’éducation, pas besoin non plus d’avoir une spécialité précise pour travailler, pas besoin même de parler…

Nous sommes toujours dans la même perspective d’un fantastique à dimension critique. Mais la science-fiction recourt à des utopies, espèce de projection dans le futur (ou dans le passé), pour corriger l’évolution historique de l’humanité.


I.4. Toutefois, à côté d’un fantastique mis au service d’une représentation allégorique d’une époque dont on cherche à dénoncer les maux, la nouvelle génération s’adonne à un fantastique ouvrant sur une littérature d’action et d’évasion. Tel est le cas de Khaoula Hosni qui recourt au thriller psychologique et nous fait visiter un monde plein de zombies et de revenants avec qui seuls des partenaires doués de conscience paranormales peuvent communiquer. En outre, dans son dernier recueil de nouvelles, Les Cendres du phénix, ses personnages voyagent dans le passé et se libèrent de l’emprise du temps, ce qui est le lot d’êtres surnaturels. Ils pensent ainsi changer quelque chose au cours de leur vie. Mais leur voyage dans l’espace–temps s’avère une vision extra-lucide, certes, mais sans prise réelle sur leur existence. L’univers de Hosni est déroutant car y sont mêlés les plans du rêve et de la réalité, le passé et le présent, les vivants et les morts. Ainsi, à travers ce flou des frontières l’auteur interroge la liberté de l’Homme face à son destin et sa capacité à mettre à l’écart le pouvoir de la fatalité.

I.5. Dans un souci d’évasion et d’instruction, nous rencontrons les romans d’un Sami Mokaddem, un jeune expert-comptable converti à la littérature fantastique pour fuir justement le monde carré des chiffres et des opérations mathématiques . En effet, le genre auquel il s’adonne, le thriller historico-ésotérique se base sur une énigme résolue à travers des connaissances historiques, scientifiques et mêmes artistiques. Ainsi l’énigme proposée par Sami Mokaddem dans son premier roman, Dix-neuf, nous plonge dans la civilisation punique en même temps que dans l’œuvre picturale de trois peintres Goya, Gottlieb et Collier dont l’interprétation de certains tableaux permet d’accéder à l’appel des abîmes. Dans Le Sang des Anges, l’écrivain fait appel à un grand savoir-faire médical pour pouvoir comprendre la nature des meurtres accomplis sur des enfants dont le seul dénominateur commun est d’avoir subi une opération de la rate. Ce genre de thriller est un apprentissage historique et scientifique qui se développe au gré du plaisir que nous dispense une intrigue policière et qui sollicite l’art du suspense, d’où l’autre appellation de ce genre, le polar ésotérique.

II. Qu’il s’agisse de Samir Makhlouf, de Sami Mokadem ou encore de Atef Attia, la volonté de rompre avec le traitement du réel constitue le dénominateur commun et le trait de démarcation par rapport à l’ancienne génération. Ce qui ne veut nullement dire que cela annonce une rupture avec les problèmes de la société et les questions de l’époque. Bien au contraire, dans la plupart des cas, les récits fantastiques fonctionnent comme des fables à moralité, l’utopie, n’étant qu’un procédé oblique pour approcher le réel, un peu comme l’ile de Robinson dont la perfection met à nu les ravages de la révolution technologique et ceux de la civilisation du progrès.

II.1. Mohamed Harmel débute Les Rêves perdus de Leyla en revendiquant l’héritage de Stephen King : « Stephen King, rappelle-t-il, reprenait souvent ce slogan de La Tour sombre : le monde avait changé. Il ne nous disait pas vraiment pour quelle raison le monde avait fichtrement changé. Mais on avait l’impression qu’un équilibre avait soudain été rompu, et que les choses couraient vers un état de dégradation et de désolation qui allait en empirant ». Cette pensée décadentiste attribuée au Maître du suspense est la thèse-même du roman de Harmel. La revendication du modèle de King est la preuve même du lien du fantastique au réel, car ce dernier ne fait pas autrement que dénoncer les maux de notre époque, tels que la solitude dans la jungle des grandes villes, la violence ou encore le chômage et la marginalisation.

II.2. D’autre part, l’essor du fantastique dans la littérature mondiale est contemporain de la révolution épistémologique qui a fini par dissocier vérité et réalité. Ainsi, depuis Nietzsche, Freud et Marx, la vérité n’est plus à la surface. Dans ce sens, Paul-Laurent Assoun soutient que la révolution épistémologique introduite par Nietzsche, Marx et Freud porte sur le sens dont elle conteste l'univocité et même la structure superficielle : "Ce n'est pas seulement le mariage du sens avec la conscience qui est mis en cause, mais le principe même d'adjudication du sens"[1]. C’est pourquoi le fantasme, et par extension le fantasmagorique devient la voie royale vers la découverte de la vérité profonde des êtres et des choses. Grâce à son ouverture sur les littératures mondiales, la littérature tunisienne n’est pas à l’abri de la modernité littéraire dont la crise du sens est l’un des critères fondamentaux.

II.3. Enfin, on ne peut évoquer l’essor des romans fantastiques chez les jeunes écrivains sans parler du malaise dans la société tunisienne d’aujourd’hui : la Révolution a enclenché une dynamique de subversion dont l’inaccomplissement a ouvert les yeux de la jeunesse sur un gouffre vertigineux, une anomie selon l’expression de Durkheim, à travers laquelle la structure culturelle ancienne de type patriarcale autoritaire a été suspendue sans être remplacée.  L’intérêt du lectorat jeune pour le fantastique exprime le dégout à l’égard du réel dont il se détourne. Chez les aînés, l’autre version de cette déception se lit plutôt dans l’engouement pour le passé, proche ou lointain, à travers la réactualisation de l’héroïsme populaire d’un Jugurtha, d’un Chouerreb, ou encore des chanteurs de mezoued…[2]

L’ère de l’ordinateur et de la manipulation des représentations visuelles grâce aux technologies informatiques ont abouti au développement de l’imaginaire aux dépens du réel. Mais la révolution virtuelle mondiale et le recours au visuel, à travers toutes ses composantes (jeux, images de synthèse, films DVD ou 3D…), ont favorisé, à leur tour, un courant littéraire fantastique. Car la littérature, concurrencée par l’hégémonie de l’image et pour ne pas rester à la marge des nouveaux supports du savoir, s’est adaptée à la nouvelle donne. En Tunisie aujourd’hui, qu’il soit au service du plaisir de l’évasion ou de la connaissance utile, le fantastique démontre la capacité de la littérature tunisienne à s’accommoder de l’époque et à intégrer un des courants majeurs de la littérature mondiale.

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES FANTASTIQUES MENTIONNES :

· Harmel (Mohamed), Les Rêves perdus de Leyla, Tunis, Arabesques, 2015.

· Hosni (Khaoula), DABDA, Tunis, Arabesques, 2010.

o Les Cendres du Phénix (nouvelles), Tunis, Arabesques, 2017.

· Makhlouf (Samir), L’homme de Gayeh, Tunis, éd. Contraste édition. 2017.

· Mokaddem  (Sami), Dix-neuf, Tunis, Pop Libris, 2015.

 



[1] Paul Assoun, « Crise du sujet et modernité philosophique », in: Encyclopédie Philosophique, Notions, I.24, pp.731-38, p.734.

[2] .Jugurtha , un contre-portrait, Roman de Rafik Darragi qui a obtenu le comar d’or 2019; Chourreb, feuilleton ramdanesque à succès ; chanteurs de mezoued, personnages du roman d’Ahmed Mahfoudh, Le Chant des ruelles obscures.