La suspicion, sinon l’accusation de trahison, a longtemps accompagné l’avènement des littératures francophones du Maghreb : on reprochait aux écrivains francophones d’écrire dans la langue de l’Autre, celui qui nous a colonisés. C’est donc un facteur d’aliénation et un moyen d’assimilation. L’écrivain francophone serait un traître à sa patrie pourtant libérée du joug du colonialisme. Pire encore, il traîne son statut francophone comme un boulet, hué à son passage par les adeptes de la pureté identitaire, et porte la langue française comme un véritable opprobre.

 

A cette scène originelle, les écrivains ont réagi à la fois par l’autoflagellation et la surcompensation : d’une part, ils s’accusent tombant ainsi dans un mea-culpa pathétique, tel Kateb Yacine qui prétend avoir perdu « la langue et sa mère, les seuls trésors inaliénables et pourtant aliénés ». D’autre part, ils ont procédé à un engagement politique et culturel auprès de leur peuple s’instituant en porte-voix de ceux qui n’ont pas de voix. Certains autres sont allés plus loin en renonçant à l’écriture (Malek Haddad) ou en essayant d’écrire en arabe (Rachid Boujedra)

Enfin, la majorité de ces écrivains a cherché à compenser l’aliénation linguistique en inscrivant leur moi culturel dans la langue de l’Autre, car les écrivains maghrébins francophones ont voulu montrer coûte que coûte, par le biais d’une langue à portée universelle, qu’ils étaient les passeurs de leur culture auprès de la communauté internationale et le porte-parole de leur peuple dans ses combats en faveur de l’indépendance, de l’authenticité et de la modernité.

Remarquons quand même qu’en Tunisie, la question se posait avec moins d’acuité vu la position géostratégique du pays, son ouverture plus rapide à l’Autre et son accession précoce à la modernité. Dès les premiers textes, le thème de l’acculturation était relégué au second plan, voire quasiment évacué au profit des questions poético-littéraires, sauf pour les judéo-tunisiens qui se sentaient décentrés par rapport au pays natal. Il y a une véritable spécificité de la littérature tunisienne par rapport à ses consœurs algérienne et marocaines, argument que nous avons développé dans une étude panoramique relative à ce champ*.

Avec l’éloignement du spectre de la colonisation qui légitimait le combat contre la langue du colonisateur, on a assisté à une relative décrispation identitaire. L’écrivain francophone s’est mis alors à assumer la langue de l’Autre, la jugeant comme une étape historique nécessaire, voire bénéfique pour accéder à la modernité et intégrer la civilisation universelle : « Partir à la recherche de soi est une chance », s’écrie le narrateur du Tunisien Majid El Houssi qui fait le bilan de ses années d’exil (Des voix dans la traversée, l’Or du temps, 1999)

Au niveau poétique, les écrivains maghrébins commençaient à jauger tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’une symbiose entre une poétique arabo-maghrébine et française. Abdelwahab Meddeb par exemple, en déambulant à travers Tunis ou Paris, fait appel à la tradition de la promenade surréaliste, mais confère à son discours par une rythmique coranique. Cet « entre-deux » poétique, selon les termes propres de l’auteur, un critique l’a appelé soufialisme, rencontre du soufisme et du surréalisme.

Ce désir de synthèse date du début de l’ère de la globalisation et de tout l’enthousiasme qui s’en suivit en faveur de l’interculturel. Mais aujourd’hui, cet enthousiasme est bien entamé par le retour du religieux, et notamment en Tunisie, par le retour en force des islamistes libérés de prison suite à la Révolution et leur ascension politico-culturelle aux dépens des modernistes et de la gauche laïque. Tout cela a engendré un discours antimoderne et anti-occidental, que nous croyions pourtant à jamais enterré. La quête de l’identité « pure » aidant, nous assistons alors à une remise en cause de la dimension francophone de notre culture : la littérature francophone s’en ressent. Pourquoi écrire en français si ce n’est pour renforcer l’ascendant culturel de l’ancien colonisateur ?

Les écrivains francophones du Maghreb et de Tunisie sont-ils dans le besoin permanent d’exhiber leur identité ? Sont-ils condamnés à être traités comme des écrivains de seconde ligne par rapport à leurs confrères arabophones ? Ces questions se doublent, en fait, de bien d’autres concernant le statut du français : après deux siècles et demi d’usage du français en Tunisie et dans le Maghreb, peut-on encore classer cette langue comme étrangère, source d’aliénation ? Et même si elle persistait à être d’une inquiétante « étrangèreté », l’identité littéraire se définit-elle exclusivement par la langue ?

Cela nous amène d’abord à reconsidérer le statut du français dans notre pays : c’est une langue vieille de quelque 150 ans en Tunisie, phénomène lié à la colonisation, qui sera consolidé par l’option moderniste de l’Etat bourguibien et son ouverture sur la civilisation ex-colonisatrice. Son implantation profonde lui donne un statut privilégié par rapport aux autres langues étrangères telles que l’anglais.

D’abord, et du point de vue socio-culturel, l’usage du français a fini par se combiner avec l’arabe créant une langue mixte franco-arabe élargie à d’autres lexiques puisés dans l’italien, le maltais et l’espagnol, véritable créole tunisien que certains linguistes qualifient de lingua franca. Du point de vue socio-culturel également, le français constitue un signe de distinction sociale, ceux qui parlent couramment français étant souvent issues de couches aisées et émancipées de la société.

Mais, c’est du point de vue professionnel et administratif que le français acquiert une importance majeure : Langue obligatoire dès la troisième année du primaire, elle devient langue des matières non-linguistiques au lycée. Au supérieur, le français constitue à côté de l’arabe une langue repère et une condition incontournable pour la poursuite des études scientifiques, technologiques ou de spécialisation, et pour l’accès à des postes importants.

Aujourd’hui, les évolutions du statut du français, dans l’Histoire complexe liant la France et la Tunisie, se traduisent par un contexte relativement stabilisé où le français est désigné officiellement comme langue vivante étrangère à statut privilégié. Effectivement, le français fait partie intégrante de notre histoire et possède de ce fait le statut de langue vivante étrangère privilégiée, alors que l’enseignement de l’anglais s’inscrit dans une perspective de plurilinguisme utilitaire anhistorique. De ce fait, on peut considérer le français, non comme langue étrangère, mais comme langue seconde : La langue seconde est « une langue étrangère qui est dotée, par suite de circonstances historiques particulières et de la situation sociolinguistique qui en est corollaire, d’un statut privilégié et qui participe, comme langue d’enseignement, au développement psychologique et cognitif de l’enfant, puis, de façon privilégiée, aux capacités informatives de l’adulte », affirme Jean Pierre Cuq.*

Toutefois, l’usage du français en littérature est une histoire toute autre. Il est généralement reconnu que l’écrivain écrit dans la langue où il se sent le plus à l’aise, celle où il puise ses émotions, son imaginaire et les tournures magiques qui les matérialise. Sauf que l’écrivain tunisien francophone, étant objet constant de suspicion et en situation permanente d’autolégitimation, ne peut pas écrire en français en toute bonne conscience. Il est conduit, de manière consciente ou involontaire, à adopter une stratégie identitaire pour mettre en avant sa tunisianité.

Dans un article incontournable sur la question de l’identité cultuelle des écrivains francophones, Samir Marzouki définit la tunisianité comme l’ensemble « de caractéristiques qui font de ces œuvres (tunisiennes francophones), des œuvres appartenant au terroir tunisien ». Prenant l’exemple de Salah Garmadi, un écrivain parfaitement bilingue, il définit la tunisianité comme un ensemble d’opérations qui inscrivent la langue mère dans la langue d’écriture :

Je ne parle pas du vocabulaire qui pousse Garmadi à flanquer son recueil d’un petit lexique de termes arabes, mais également des entorses faites à la syntaxe française ou encore du remplacement systématique des locutions ou expressions françaises lexicalisées par d’autres traduites à partir de l’arabe tunisien (…). Ecrivant dans une langue seconde, l’auteur apporte à cette langue qu’il emploie une saveur nouvelle aux yeux du lecteur français mais aussi au lecteur appartenant à la même communauté qui reconnaît l’expression employée et la trouve étrange et belle dans son nouvel habit linguistique. (p.25)

Donc la tunisianité apparait d’abord comme la transposition d’une langue dans une autre. Cette opération est surtout lexicale car elle concerne des termes intraduisibles en français ou du moins ne possédant pas « l’effet de sens » nécessaire. Samir Marzouki prend l’exemple d’Anouar Attia qui, pour décrire un mariage en grande pompe, affirme : « j’ai appris que tu t’es mariée. En grand tralala paraît-il…Farch, hennah et tout le tremblement » Et Marzouki de commenter : « Peu importe ici que le lecteur français ne comprenne pas précisément de quoi il s’agit. Les mots français éclairent les mots arabes.  Farch et hennah sont glosés par « en grand tralala et tout le tremblement ».

Dans son dernier roman, Les lendemains d’hier, Ali Bécheur utilise abondamment des mots arabes qu’il met entre parenthèses pour renforcer le mot français. Moi-même en tant qu’écrivain, je recours souvent à ces arabismes, surtout lorsqu’il s’agit de formules toutes faites parce que je pense que ces formules sont entourées d’une atmosphère que le sens en français ne peut pas restituer. Par exemple, la formule bouss khouk (embrasse ton frère) décrit toute une culture populaire folklorique où les graves conflits individuels, familiaux ou politiques sont magiquement pansés par des gestes infiniment dérisoires et disproportionnés qui rendent la réconciliation superficielle et ridicule.

Certains écrivains tunisiens, sans tomber dans les arabismes, recourent à des traductions littérales. Salah Garmadi utilise la locution: « L’homme est directeur et demi » : la locution est un procédé d’insistance et de défense contre un détracteur qui cherche à nous déprécier. Notre poète national, feu Sghaier Ouled Hmed ne s’écrie-t-il pas face aux détracteurs de la Femme : « Les femmes de mon pays sont des femmes et demi ».


Bref, la lexicalisation du mot français par un autre puisé dans l’arabe dialectal, la restitution d’expressions arabes toutes faites et les traductions littérales de tournures, maximes ou proverbes dialectaux sont des arabismes destinés à créer une couleur locale. En effet, non seulement certains mots n’ont pas leur équivalent satisfaisant en français, mais surtout les expressions dialectales, les maximes, les proverbes et même les interjections (ababab ! abbay !) ou les jurons (« ykhli darek mahlak »)
*sont entourés d’anecdotes, de mythes, de croyances, de pratiques folkloriques et de toute une charge culturelle que la langue adoptée ne peut pas logiquement restituer.

Pourtant, les mots ne suffisent pas, à eux seuls, à ancrer la tunisianité. Mais ce sont surtout les images qui spécifient l’univers local de l’écrivain de langue française. Prenant encore l’exemple de Salah Garmadi dans Nos ancêtres les bédouins, Samir Marzouki cite des poèmes où l’auteur puise les comparaisons métaphoriques, à même les références semi-nomadiques et agricoles qui caractérisent la communauté bédouine :

C’est un amour savoureux comme ta gorge/comme un goût d’huile d’olive et de pain d’orge.

Les exemples de ces métaphores et comparaisons puisées dans le terroir sont, à vrai dire, très nombreux. Sans vouloir abuser de l’autoréférence, je citerais un passage de mon roman, Chant des ruelles obscures, où la musique populaire bédouine traduit le paysage géographique et humain :

Poésie chantée accompagnée de zokra (flûte bédouine), de tambourin et de cette danse bédouine, en battements des pieds sur le sol, synchronisés avec le mouvement des hanches. Une véritable poésie des plaines rases, cinglées de vents et de lumière, royaume des bergers et des chameliers que la grande diva de la chanson tunisienne, Saliha, avait admirablement chantée : na we jmali frida…je suis seule avec mes chameaux/toute seule je parcours monts et vallées… »*

Cependant, le grand critère par lequel on reconnait les littératures francophones reste sans conteste les sujets qu’elles traitent et les univers romanesques qui leur sont spécifiques. En effet, les littératures francophones se reconnaissent tout d'abord en ce qu'elles se différencient des autres littératures françaises qui entretiennent un rapport particulier avec un espace étranger : littérature coloniale, exotique, de voyage. Les littératures francophones ont pour auteur un autochtone qui reproduit les préoccupations et valeurs de sa communauté ; qu’elles naissent à l'intérieur ou à l'extérieur du pays. Chez des écrivains en exil par exemple, elles portent le regard intérieur de celui qui partage les ambitions, valeurs et inquiétudes de son peuple : " Les littératures francophones, affirme Jean Lecarme, n'existent qu'à deux conditions, l'une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne- l'autre positive, être le lieu d'une recherche et d'une interrogation communes à tout un peuple." ("Trois aspects des littératures francophones", La Littérature en France depuis 1945, Paris : Bordas, 1970)

A ce critère de contenu s'ajoute un autre, plus concret, qui fixe les horizons d’attente de cette littérature : un auteur francophone écrit ce qui se passe dans sa communauté pour être lu par les siens. Sa littérature est ainsi la voix de la conscience de son peuple: « Pour qu'il y ait littérature francophone, écrit Jean-Louis Joubert, il faut que des écrivains explorent ou inventent en français un univers littéraire où se reconnaisse une communauté, où se découvre une conscience nationale. Il faut encore que leurs œuvres circulent à l'intérieur du groupe concerné et trouvent un public qui y cherche son identité culturelle. » (Les Littératures francophones depuis 1945)

L’écrivain tunisien francophone est , de ce fait, appelé à traduire les préoccupations de son peuple. De plus, il doit faire référence, dans ses créations littéraires, à un temps et à un espace (urbain ou rural) auxquels le citoyen tunisien puisse s’identifier. Et surtout, le vécu tunisien doit transparaître à travers des tableaux qui mobilisent tous les sens. Je citerai en exemple trois tableaux qui reproduisent le vécu tunisien à travers des images spécifiques :

- Dans Le Paradis des femmes (Elyzad, 2006), Ali Bécheur décrit un Djerbien en train de préparer un casse-croûte, tableau que nous avons vécus au cours de notre enfance où se mêlent les couleurs (harissa, piments de Cayenne, olives noires et vertes), les odeurs et le goût suggérés, image qui fait couler l’eau à la bouche.

- Dans Agar (Folio, Gallimard, 1984), Memmi décrit une fête judéo-tunisienne où se mêlent chant, danse et costumes typiquement berbères. D’ailleurs, cette scène avec toute l’intensité des référents culturels spécifiques, choque Marie, la femme du narrateur, en ce qu’elle est chrétienne et met en relief l’incompatibilité de la civilisation du colonisateur et celle du colonisé.

- Enfin dans Plein été, Colette Fellous, détaille des préparations culinaires juives notamment la kémia, accompagnement d’origine juive à base de navets et carottes coupés en rondelles et marinés (pendant des semaines) dans de l’harissa au cumin et au vinaigre.

En conclusion, en tant que chercheur en littératures francophones et en tant que romancier, je pense qu’il est temps d’assumer pleinement la langue française, au nom de la modernité, de la globalisation, mais aussi de l’héritage positif- non des séquelles négatives de la colonisation –qui nous permet de lire et de se faire lire sur la scène mondiale. Grâce au français, nous bénéficions d’une « double généalogie » (Abdelwahab Meddeb) littéraire, objet d’une alchimie heureuse. Cette alchimie peut concerner plusieurs langues et susciterait le « Tout Monde » (Edouard Glissant) : brassage heureux de plusieurs langues, sans hiérarchie aucune.

L’héritage de la langue française est d’autant plus bienvenu que la littérature tunisienne arabophone se porte très bien et ne souffre d’aucune menace ni d’aucune rivalité.

AHMED MAHFOUDH



* « La littérature tunisienne d’expression française, entre tunisianité et désir d’interférence », in Letterature di frontiera n°23, Triesta, 2001.

* Caroline Veltcheff, Le français aujourd'hui, 2006/3 (n° 154), pages 83 à 92.

* Formule effectivement intraduisible : Comme tu es belle, que ta maison soit ruinée !

* Ahmed Mahfoudh, Le Chant des ruelles obscures, Arabesques, 2017.