HOMMAGE A L’ŒUVRE DE HICHEM DJAIT

 

Hichem Djait est l’un des grands piliers de l’islamologie éclairée : c’est que cet historien ne se formalise pas des récits religieux et autres légendes métaphysiques qu’il soumet à la raison de l’Histoire et que d’autres prennent pour une vérité acquise. C’est dans les mécanismes profonds de l’Histoire, en tant que mouvement autonome et surdéterminant qu’il faut chercher l’explication des événements en apparence miraculeux ou transcendantaux…Bref, l’événement ne représente que l’écume de l’Histoire dont le bouillonnement souterrain donne sa vraie orientation au devenir des civilisations. Quelques huit mois après la disparition de ce grand historien, son œuvre prend de l’actualité, notamment avec la régression générale de l’islamisme mondial et de son idéologie fondatrice.

 

En effet, dès son premier ouvrage, La personnalité et le devenir arabo-musulman (Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1974) et son rigoureux démontage des formalisations du discours historiographique - lequel discours puise abondamment dans la geste épique -Djait essaye de nous faire comprendre les structures historico-sociologiques de l’arabité, loin des idéologies nationalistes qui nourrissaient alors les discours apologétiques. Pour cela, et afin de mieux appréhender la raison de l’Histoire, Djait établit un rapport dialectique entre l’objectivité historique et l’empathie du chercheur qui se met dans le contexte, l’atmosphère de l’époque et la peau de ses personnages, pour mieux comprendre les motivations et les mécanismes de l’événement, c’est ce que d’aucuns ont dénommé la méthode compréhensive.

Mais c’est dans la geste du Prophète Mohammed (La Vie de Muhammad, 3 volumes, Paris, Fayard, 2001/2008 et 2012) que s’épanouit l’approche rigoureusement historique du penseur, surtout en raison des tabous, des invérifiables contre-vérités et de l’aura qui entourent un personnage mythifié jusqu’à la divinisation. En effet, Djait s’y est employé à casser systématiquement deux mythes qui brouillent la vérité historique et inscrivent sa geste dans le registre du divin et du miraculeux : celui de l’analphabétisme du prophète et celui de son ignorance totale de la religion chrétienne. Le premier mythe fait du prophète un génie inspiré par l’omniscience divine, au point de révéler le Coran sans aucune instruction et le second fait de l’Islam une religion descendue directement du ciel et transcendante au mouvement de l’Histoire.

A la lumière de cette matrice qui traverse l’œuvre de cet éminent historien, à savoir la primauté de la raison historique aux dépens des motivations humaines et / ou métaphysiques, trois idées directrices peuvent être dégagées.

La première est celle de l’Historicité des religions, le fait religieux n’étant que la transposition d’un événement historique dans un registre magique. Ainsi, les événements perçus comme transcendantaux et/ou motivés par des passions humaines, sont en réalité le résultat d’une logique historique. Pour en revenir à la geste du prophète, Djait l’attribue à la conscience supérieure et éclairée de Mohammed qui réfute le paganisme primaire des hommes de Quraych au profit d’une religion nouvelle plus ambitieuse (visant la construction d’un idéal) et plus structurée (répondant aux préoccupations humaines et spirituelles) dans la gestion de la civilisation arabe. Conscience supérieure et légitimité historique ont déterminé le rôle historique de Mohammed : Djait rappelle d’ailleurs que le Prophète est issu de la tribu de Quraysh, ce qui le rend particulièrement légitime pour parler de religion et de politique. De plus, son avènement s’inscrit dans l’objectivité historique puisqu’en son temps, il répondait au besoin de dépasser une marginalité locale, celle de l’Arabie, en y introduisant le principe d’Etat ». La Religion est donc née pour consacrer le passage d’une société tribale, nomade et sans noyau centralisateur, à une société structurée par la polis.

Mais c’est dans La Grande discorde: religion et politique dans l'islam des origines, (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1989) que se confirme l’attitude historiciste de Djait qui réfute les explications attribuant aux événements des motivations héroïco-épique. Selon lui, les Foutouhat (expansion de l’islam) ne sont pas le fruit de l’illumination d’un homme ou de l’enthousiasme de ses adeptes pour la religion nouvelle, mais une action politique visant plutôt à focaliser les tribus arabes dispersées, insoumises et rebelles sur un idéal et à les rassembler dans des agglomérations urbaines nouvelles pour mieux les contrôler. De même, la grande querelle (ou la première discorde) autour de la légitimité du pouvoir entre Uthman et Ali, qui s’est terminée par la scission entre sunnites et chiites, n’est que le résultat historique d’un conflit mûri entre l’aristocratie religieuse (lignée du prophète) et les classes nouvelles imposées par la politique d’expansion et de guerre.

L’éminent historien entend ainsi montrer, comme il l’écrit dans son introduction, que « le religieux et le politique sont entremêlés » (p. 14). Il ajoute ensuite : « De ce religieux investi dans le politique, chacun des protagonistes a sa propre interprétation » (p. 14). On remarque alors que les faits d’apparence motivés par la passion religieuse, ne sont que le reflet ou la superstructure des mécanismes historiques qui grondent en dessous.

La seconde idée principale porte sur le rapport entre les religions : la plupart des croyants et penseurs entretiennent le mythe d’un Islam qui nait et se développe de lui-même en réaction à l’ignorance et aux religions primitives qui régnaient en Arabie, c’est ce que la version officielle a qualifié de Fajr El Islam, aube d’une civilisation nouvelle éclairée. Or, Djaït réfute la notion de Jahiliyya (civilisation de l’ignorance) ayant précédé l’Islam, comme il réfute l’absence de continuité entre le polythéisme qui régnait en Arabie et la religion nouvelle annoncée par Mohammed.

D’un autre côté, les religions sont dans un rapport dialectique entre continuité et opposition : l’Islam continue le zoroastrisme, religion de la révélation, mais s’oppose aux deux autres monothéismes qui sont des restaurateurs d’une tradition ancienne : « Toutes les religions, quel que soit le degré de leurs audiences respectives, ne sont pas des entités fermées. Cela signifie que le principe d’évolution des religions dans une aire donnée suppose un emprunt à une ancienne croyance, tout en la dépassant, voire en la supprimant, non sans garder avec elle un certain lien. C’est-à-dire que toute religion nouvelle continuait la religion précédente en s’en différenciant. C’est autour de ce postulat que Djaït appréhende le religieux tant du côté du système de la Révélation que du système de la tradition de la sagesse comme en Chine ou en Inde », commente Kamel Ben Ouanès, à la lecture de Penser l’Histoire, penser la religion (Tunis, Cérès, 2021)

Mais surtout que le prophète Mohammed avait connaissance de la religion chrétienne par le biais du commerce caravanier. Sans oublier que l’Eglise orthodoxe en Syrie était carrément aux portes de l’Arabie. Dans ce sens, Djait soutient que le Prophète Mohammed a dû avoir connaissance des écrits d’Ephrem le syrien, théologien chrétien orthodoxe, qui était vénéré comme un saint et par le biais de qui les récits de la genèse et leur exégèse pénétraient en territoires arabiques.

La troisième idée directrice que Djait développe à travers La crise de la culture islamique (Paris, Fayard, 2004) est celle du rapport du monde arabo-musulman à la modernité. Il observe en effet que si l’Europe et le monde occidental ont entrepris la sortie du religieux dès le 18ème siècle, le monde arabo-musulman lui, n’a pas accédé à la modernité parce qu’il a opté pour le modernisme (développement des moyens techniques et du mode de vie) sans l’esprit de la modernité (émancipation des esprits, valeur de l’individu, liberté sociale, culturelle et politique…). Non seulement, il s’est produit un clivage inhibiteur pour l’adaptation de la civilisation aux temps modernes, mais le religieux a persisté, voire grossi de manière monstrueuse aux dépens des autres activités existentielles.

Seulement, l’Historien pense que le retour du religieux sous cette forme dramatique n’est que le symptôme de son agonie, les musulmans devraient bientôt accéder à la modernité comme l’ensemble des civilisations mondiales :

Le monde musulman empruntera obligatoirement le chemin vers la troisième modernité (celle de la sortie du religieux). Il s’y est, en fait, déjà engagé depuis un siècle ou deux. Le seul problème ici est celui de la lenteur qui me semble malgré tout naturelle. En Europe, la modernité s’est enracinée dans une culture nouvelle, dans le renouvellement de la conception de la religion, de la nature et du moi, et non seulement dans l’importance accordée à la raison.*

Djait a bouleversé la pensée islamologique contemporaine en ce sens qu’il a donné la primauté à l’observation historique objective aux dépens de la vision métaphysico-religieuse qui reste prisonnière des textes, sans la moindre distance scientifique. Si ses travaux font moins de bruit que ceux de Talbi, c’est parce qu’il ne cultive pas la contradiction, ni ne cherche la polémique (attitude légitime d’ailleurs et en l’honneur de Talbi). La méthode compréhensive de Djait rétablit la vérité historique aux dépens des lectures rigoristes, sans chercher à remettre en question les fondements des dogmes religieux.

Ahmed Mahfoudh



* Concernant le rapport de la civilisation arabo-musulmane à la modernité, lire également L'Europe et l'Islam, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1978,