Chronique d’un décalage, roman de Azza Filali, est-il le genre de roman qui autorise le déploiement de la lourde machine de la lecture académique ? Annonçant dès le titre son programme, et racontant l’histoire d’une folle, ne menace-t-il pas de mettre en porte-à-faux toute tentative de réduction ? C’est avec ces interrogations que je vous présente ce travail qui, loin de prétendre donner le fin mot de l’histoire, cherchera à restituer le plaisir que m’ont procuré la lecture du roman et le jeu dangereux mais si tentant auquel il invite son lecteur.
Aussi n’imposerais-je à cette lecture aucun plan préétabli, mais vous inviterai-je à déambuler dans les labyrinthes de narrations qui se croisent, s’entremêlent pour tenter d’y distinguer un parcours possible tout en vous avertissant du risque que vous prenez : la folie dans ce livre est contagieuse.

                                           
                                                                   -I-

          Je commencerai d’ailleurs par cela : Samia Charfeddine, le personnage principal du roman, historienne, enseignante, mais aussi écrivain, auteur de plusieurs romans publiés, entreprend de raconter l’histoire d’une jeune femme, Zohra, qui sombre dans une forme de folie. C’est certes une tâche qui n’est pas commune. Mais le lecteur, au début du roman est loin de mesurer le risque encouru par la romancière, car ce n’est que longtemps après que l’on apprendra que Samia Charfeddine a vécu un épisode similaire à celui vécu par son personnage et où elle a été reconnue folle et a subi un traitement médical/social en conséquence. Et voilà qu’il faut déjà relire le texte sous ce nouvel éclairage : la narratrice ne prend pas seulement le risque d’écrire sur un sujet difficile. Elle tente une entreprise autrement périlleuse, celle d’affronter sa propre image dans un jeu de miroir vertigineux. Car au travers de Zohra, c’est sa propre folie qu’elle examine, qu’elle sonde, et dans laquelle, selon son entourage, elle rechute. Cependant, dans le roman de A. Filali, la folie n’est pas à prendre dans un sens commun. Il s’agit moins d’un problème psychologique que d’un trope auquel a recours la romancière pour sonder (et mettre à mal) nos notions et catégories. Au travers de Zohra, ce n’est pas le tableau clinique de la malade qui s’établit, mais de tous ceux qui la croisent, qui la scrutent pour porter sur elle un regard bien-pensant. La folie de Zohra, puis celle de la narratrice est une métaphore qui jette un intense éclairage pour montrer ce qu’on cache, dévoiler ce qu’on cherche à voiler, transpercer jusqu’au plus intime ce qui se croyait opaque et en profitait. L’univers si bien organisé de tous ceux qui entourent la narratrice et son personnage tremble sur ses bases, la mécanique du normal se grippe. Sans être remis fondamentalement en cause, l’ordre des choses est confronté à une image qui ne coïncide pas totalement avec celle qu’il avait de lui-même. Un léger décalage, très subtil, sépare ce monde de son reflet, infime mais suffisant pour qu’il ne lui soit plus permis d’être confortablement installé dans sa propre vérité, qu’il croyait définitive et immuable.

                                                                  -II-  

        Cela commence par les regards légèrement de biais que Zohra porte sur son univers, et que démultiplient en un jeu d’écho ceux que porte Samia sur le sien : Zohra a accès à des vérités qui échappent aux autres : elle se voit morte, sent sur les autres des odeurs (de décomposition) qu’ils ne perçoivent pas ; elle est la seule à voir/savoir que sa mère est morte depuis bien longtemps, « depuis qu’elle était toute petite », mais qu’elle ne le sait pas encore. De son côté, Samia porte un jugement tout aussi lucide sur son mari installé dans sa médiocrité, son petit confort et ses certitudes, et qui probablement la trompe ; ainsi que sur sa sœur, sa belle sœur, les amis de la famille et même sur son vénérable directeur de thèse, Si Lamine. Ce regard nouveau se traduit dans le texte moins par une critique acerbe ou violente que par des touches légères d’humour : 
- La plante en pot qui attend des jours meilleurs, coincée dans le bureau du conseiller financier de la banque.
- La succulente scène de quiproquo entre S. Charfeddine et le même conseiller bancaire.
- La scène de la réception à laquelle est invitée Samia en compagnie de son mari et où elle se trouve dans l’incapacité de reconnaître des personnes qu’elle est censée connaître intimement (les nièces de son mari).
- Les dimanches de Tahar, réglés comme du papier à musique, où même l’humeur du personnage est préprogrammée : « à son retour à dix-neuf heures, il sera gai. Mais il n’est que midi, Tahar a le temps ». Le temps de quoi ?
- Il ne s’occupe jamais de conflits le dimanche, ni celui qui embrase le Moyen-Orient, ni celui qui oppose le voisin à un maçon récalcitrant. Le personnage fait preuve d’une capacité à mettre, à volonté, son esprit en veilleuse.

Un comique qui souligne la distance, fait grincer les rouages et empêche la mécanique de tourner en rond.
Et quand ce n’est pas le comique, c’est un regard acide qui est posé sur les attitudes des uns et des autres et qui en décèle la faille allant de l’incongruité d’un détail superficiel (les Ben Romdhane, occupant à chaque visite les mêmes places dans la salle de séjour) jusqu’au trait le plus caractéristique d’un personnage (Si Lamine, le chef de département d’Histoire à la faculté et directeur de thèse de Samia, si ancré dans ses certitudes et son savoir, qu’il écrit sans jamais commettre de ratures) 

                                                                      -III-
 
      Cet univers vacille, ai-je dit, d’autant plus que la folie se dissémine, se propage. De Zohra, elle passe à d’autres personnages. La mère de Zohra ? On s’y attendait, elle qui évalue deux évènements contradictoires s’il en est, le mariage et le divorce de sa fille au même aune et utilise pour en parler exactement les mêmes mots : « tout s’est vraiment très bien passé ». Mais c’est le père qu’on découvre capable, derrière son mutisme et son attitude très « comme il faut », du même comportement scandaleux, parce que porteur de la même fêlure que sa fille. La folie de Zohra rencontre aussi celle de la femme du conducteur de la voiture qui l’enlève sur le bord de la route : une femme habitée par le vertige des escaliers, le désir de la chute indéfiniment recommencée. La folie de Zohra, enfin, laisse la place à celle de Ghanja, aux dernières pages du roman, comme une façon de boucler la boucle ou au contraire de l’ouvrir infiniment. Comme s’il était dit que la folie est une prérogative féminine.

La folie a tendance à se propager, à essaimer. Elle est surtout impitoyable en ce qu’elle interpelle, suscite des réactions : inquiétude mais aussi curiosité, rejet, compassion et, pire, identification : ce qui arrive au petit garçon de Lola et dont Zohra va « s’occuper », mais aussi au père de cette dernière, comme à Samia. Cette dernière, en effet, est prise au piège du miroir. Narcisse d’un nouveau genre, elle ne peut plus ne plus se regarder dans le reflet de Zohra à tel point que son statut de narratrice, de créatrice du personnage, s’en trouve modifié : en effet, Samia, ne raconte plus l’histoire de Zohra, elle semble y assister exactement du même point de vue et à la même distance qu’un lecteur extérieur. « J’ai baissé la tête vers mon texte. Zohra s’est enfuie de la clinique peu après vingt heures » (p57). Le personnage s’émancipe de la tutelle de sa créatrice, impose sa liberté, et la narratrice donne l’impression de ne plus être capable que de lui courir après, complètement impuissante. Et le lecteur est invité à participer à cette course-poursuite, à s’engager dans un jeu de pistes où il lui faudra suivre des fils tenus, qui cassent à tout moment, à ramasser des débris miroitants où, cherchant les personnages, il court le risque de voir sa propre image.

                                                                            -IV-

          La folie parcourt le texte en y traçant des lignes de fracture qui lui commandent cette forme étoilée mais qui le structurent aussi en une série de jeux d’opposition :
• Au sein des rapport sociaux :
Trois ensembles se dessinent, le premier formé par Samia en conflit avec son univers familial représenté par son père et par sa sœur Jaouida, d’un côté, et par son mari de l’autre ; le deuxième, construit sur le même schéma, oppose Zohra à l’univers représenté d’un côté par ses parents et de l’autre par son ex-mari ; le troisième est celui qui oppose Am Slah à son frère Si Mahmoud d’une part et à son ex-femme de l’autre.
Ces trois systèmes se reflètent et se répètent dans un jeu de miroir vertigineux qui efface la distance entre passé et présent, réalité et fiction, ou plus précisément entre la fiction première, celle de Samia, et la fiction seconde, celle de Zohra

• Dans les attitudes et la vision du monde :
Zohra rompt avec la société bien pensante représentée par sa mère, son père, les médecins etc. et va rejoindre un univers souterrain habité de flics voyous, de proxénètes, de prostituées.
De même, Samia entame une remise en question de sa vie, une mise en examen de son entourage, car cette ligne de fracture oppose Samia à tous ceux qui sont carrés dans leurs vérités indiscutables comme en de confortables divans, ceux qui savent ce qu’il faut faire, ceux qui suivent le droit chemin : Tahar(travail, promotion, bonnes affaires / respect des traditions, de la volonté de la mère qui s’oppose à une adoption / l’ombre écrasante du père), Jaouida (digne héritière de Si Mahmoud : travail, réunions pour « serrer les liens » / qui finit par mettre le voile islamique pour ce qu’il offre de confort et de paix, et parce qu’il escamote les interrogations), Si Lamine(recherche scientifique, écriture sans failles, l’Histoire et non les histoires). Elle aussi ira rejoindre un univers de liberté, celui de Féthi, funambule, équilibriste qui traverse la vie comme sur un fil tendu. Samia va se dresser, revendiquer sa liberté de ne pas accepter les modèles préétablis, de ne pas se laisser étouffer dans les moules offerts, son droit inaliénable, appris à l’école de Am Slah, (l’oncle ? le père ? les identités aussi vacillent) de décevoir les attentes, de refuser qu’on la juge sur ce qu’on espérait d’elle et non sur ce qu’elle désirait elle-même.

       Mais une ligne de fracture, plus insidieuse, traverse certains personnages du roman et creuse ce décalage dans l’épaisseur même de leur être, dans leur propre chair :

- Cette faille humanise pour quelques instants le personnage de Tahar qui se rappelle de la présence massive de son père, castratrice, stérilisante, interdisant jusqu’à la prise de parole et qui continue à le hanter sous la forme du bruit de la canne qu’il n’arrête pas d’entendre longtemps après la mort du père – peut-on être plus clair.

- Si Lamine, confronté à sa propre impasse : la découverte d’une impuissance à écrire, d’une faillite du projet de sa vie (la biographie de Farhat Hached), il est pris dans le piège de l’écriture qui se tarit, lui auparavant si sûr de ses moyens qu’il a toujours écrit sans aucune rature.

 - Mais cette ligne de fracture est évidemment le plus visible chez Samia. Confrontée aux contradictions sans fin du monde qui l’entoure, elle découvrira l’impact de ces contradictions en elle-même. La fêlure est en elle aussi. Cette lucidité va la confronter aux pièges de l’écriture. En effet, entreprendre l’histoire de Zohra se révèle très périlleux, chemin parsemé d’embûches. Les signes d’impatience et d’impuissance se multiplient :

 « Là où elle va je n’ai pas de mots » (p1)
 « Mais cela je ne peux pas le dire » (p64)
 « Je pose mon stylo et me lève » (p72)
 « Je ne me souviens plus, c’est si loin. C’était tout près et je me souvenais parfaitement » (p77)
 « Et puis les femmes, mais je n’ai pas envie de parler des femmes » (p102)

         La difficulté d’écrire sera le vecteur qui traversera de bout en bout tout le roman. Samia a du mal à écrire, les autres ont du mal à la lire (quelques dizaines d’exemplaires seulement de ses précédents romans ont été vendus), ou ont du mal à la prendre au sérieux (son mari, évidemment, mais plus surprenant, Si Lamine, intellectuel, chercheur, mais pour qui l’Histoire prime sur les histoires que raconte Samia). La narratrice partage la stérilité de toute une société hantée par la peur de parler, de se dévoiler, de dire, et tellement, que dire est parfois synonyme de folie. Ainsi n’est-elle pas la seule dans ce cas, les autres personnages aussi, y compris les plus bavards, quand il s’agit de l’essentiel se réfugient dans un silence suspect ou alors ne procèdent que par sous-entendus et allusions. Nous ne saurons rien de probant sur le personnage de Féthi, par exemple. Nous sommes condamnés à de pures spéculations en ce qui concerne les vraies raisons du différend qui opposait le père de Samia, Si Mahmoud, à son frère Am Slah. 
Am Slah, quant à lui, ne raconte son histoire qu’à titre posthume ; Hattab, son fidèle compagnon, raconte, pour sa part, mais avec quelle retenue, avec quelles résistances ! 

                                                                 -V-

       La folie confronte l’écriture à ses difficultés. Et voilà que par moments elle se remet en question, interroge sa propre légitimité, assume son impossibilité. La page reste blanche, on ne force pas les chemins qui s’arrêtent. D’autres fois, elle se dérobe, déloge la narratrice et la réduit au statut de spectatrice qui découvre, fascinée et impuissante, ce qui arrive.
Elle s’éparpille enfin et finit par s’éteindre. Une centaine de pages de l’histoire de Zohra se terminent en cul de sac, piégeant la narratrice et ses lecteurs.

C’est que l’écriture a une conscience très aiguë de risques multiples qui lui barrent la route. J’en évoquerai deux :
  - Le premier est celui de contradiction fondatrice de toute entreprise d’écriture, contradiction vigoureusement éclairée par la formule de Valéry : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien, ce qui est fixé est mort » (Tel quel). La folie est-elle dicible, scriptible, transcriptible ? Une folie qui s’écrit l’est elle encore ? L’écriture ne fige-t-elle pas son objet, ne l’étouffe-t-elle pas en essayant de le serrer dans son tissu ? (interrogations d’autant plus légitimes pour le lecteur qu’il est à regretter que Azza Filali écrit un roman sur la folie dans une langue bien sage, presque trop « comme il faut »).
  - Mais le deuxième n’est pas moins mortel : écrire c’est aussi s’exposer. Voulant introduire l’ordre de l’écriture dans le désordre de la folie, Samia ouvre la boîte de Pandore, jette les ponts qui feront que le désordre, loin d’être contrôlé, va traverser la passerelle et investir son univers si fragile. La tentative de Samia nous apprend que toute expérience d’un quelconque intérêt ne peut se faire qu’aux dépens de celui qui la mène. Elle en fait les frais mais assume jusqu’au bout les conséquences de son entreprise.

       Et le lecteur, lui aussi, est invité à courir ce risque. Vous ne sortirez pas indemne de vous être frottés à toutes ces folles. (Toutes ces femmes à qui il incombe de défaire les nœuds du non-dit, car la révolte contre nos sociétés sclérosées ne pourra qu’être portée par des voix féminines). Et ce que vous apprendrez, il faudra en payer le prix : ne serait-ce que celui de l’inconfort qui vous est imposé par l’auteur. De même que son personnage, A. Filali revendique la liberté de vous décevoir, de ne pas être là où vous l’attendez et de ne pas respecter avec vous des contrats aux cases pré remplies. Mais elle vous invite à une aventure à la poursuite d’éléments disséminés que vous remettrez dans l’ordre qui vous plaira, sachant que l’ordre que vous choisirez n’engage que vous et qu’il aura révélé tout autant le texte que son lecteur.

                                                                              Mondher JABBERI


Azza Filali
Chronique d’un décalage, mim éditions, 2005.
ISBN : 9973-736-00-1