Avons-nous encore besoin de héros aujourd’hui ? La façon dont s’est réalisée notre révolution suggère que nous pouvons très bien nous en passer. Mais qu’est-ce qu’un héros au juste ? La définition courante comporte généralement trois éléments de réponse. Premier élément : celui qui tient le rôle principal dans un récit, dans une œuvre de fiction. Deuxième élément : celui qui fait preuve d’un courage remarquable, sur le front ou dans une situation périlleuse quelconque, au service d’une cause qui dépasse ses intérêts propres. Et puis, troisième élément, qui relève de la mythologie, et plus particulièrement de la mythologie grecque : le demi-dieu ! Le prototype du héros dans ce troisième sens est Héraclès (Hercule), dont la mère est une mortelle – Alcmène, de son prénom - mais dont le père est un dieu, Zeus en personne, dans ce cas précis.

Il paraît assez clair que pour répondre à la question de la nature du héros, de son essence, du moins dans la signification politique qui nous intéresse, ce n’est pas du côté du troisième sens évoqué que nous devons creuser. La mythologie appartient à un autre âge…

C’est pourtant par ce chemin que je me propose d’essayer de répondre à la question, et de le faire de sorte que la première question – avons-nous encore besoin de héros aujourd’hui ? – reçoive un éclairage qui, de mon point de vue, présente un intérêt stratégique.

Le thème du demi-dieu dans la mythologie grecque correspond à une certaine phase de la naissance du monde. En gros, on peut distinguer cinq phases dans cette naissance. Un : la phase initiale de l’arrachement de quelque chose à Khaos, à la « béance »… Quelque chose échappe au gouffre, qui n’est pas absence de matière mais matière sans forme : sorte de viscosité sans limites et sans fond. Il y a une sorte de ruse de la matière elle-même qui lui permet de déjouer l’ordre de son informité. Qu’est-ce qui échappe ou à quoi donne lieu cette fissure dans la béance elle-même ? Hésiode, le poète grec de la Théogonie qui raconte ces choses, nous donne quatre noms : Gaïa (la Terre), Erèbe, qui désigne les ténèbres de l’enfer, Nyx, la nuit… Et puis Eros… Le dieu Eros est déjà là, mais à vrai dire moins en tant que dieu (les dieux à proprement parler n’existent pas encore) qu’en tant que cette tendance primordiale qui est à l’œuvre dans la genèse du cosmos et qui va pousser les formes créées à donner à leur tour naissance à d’autres formes. Voilà pour la première étape. Deuxième étape : Gaïa engendre Ouranos, le ciel étoilé ! Il y a un bas et il y a un haut, une profondeur et une hauteur. S’ouvre donc cet espace de dualité qui est aussi un champ pour le jeu de l’attirance et de la répulsion. Troisième étape : de l’union de Gaïa et d’Ouranos, naissent les Titans, parmi lesquels Cronos, mais aussi les Cyclopes et les Hécatonchires. Or, raconte le poète, Ouranos ne permet pas à ses enfants de vivre : il les emprisonne dans le sein de Gaïa, dans les entrailles de la Terre. Les Titans sont donc des êtres dont la naissance a lieu sous le signe de l’emprisonnement. Mais, de la même manière que quelque chose a échappé à la béance initiale, ici, quelque chose, ou quelqu’un, va échapper à l’incarcération dans le monde souterrain. C’est Cronos qui, avec la complicité de sa mère Gaïa, et à nouveau par ruse, va surgir et, dans un même mouvement, émasculer le père et prendre le pouvoir. La troisième phase est donc celle de l’arrivée des Titans et de leur insurrection contre leur enfermement. La suivante, la quatrième, est celle de l’arrivée des dieux, qui s’accomplit sous le signe du combat contre les Titans. Car Cronos, qui prend le pouvoir, a peur d’être détrôné par ses enfants et, pour cette raison, il les dévore au fur et à mesure qu’ils naissent. On notera qu’il y a migration : les enfants de Cronos naissent, comme les Titans, sous le signe de l’enfermement, mais au lieu que cet enfermement se fasse dans les entrailles de la Terre (Gaïa) il se fait dans le ventre de leur propre père. Cette différence est importante car elle détermine la nature de l’insurrection. Les dieux arrivent dans le monde en se libérant d’une « région » qui n’est plus l’obscurité chtonienne, celle de la terre. C’est une région qui a déjà partie liée avec la dimension céleste.

Le combat qui va s’instaurer entre les dieux et les Titans, et qui détermine la vision du monde des anciens grecs, met en scène l’opposition de deux insurrections : l’une qui vient de la Terre et de ses profondeurs, l’autre qui vient du ciel et de ses hauteurs. La seconde insurrection, parce qu’elle est d’origine céleste, porte en elle la possibilité d’un monde qui échappe au désordre. Il faut de l’altitude pour apercevoir les esquisses de l’harmonie dans les difformités de la matière et, comme l’artiste qui prend de la hauteur face à son œuvre encore ébauchée, pour porter les coups de marteau ou de ciseau qui font qu’elle se dégage de l’informe.

Le cosmos, dans la régularité de ses mouvements, dans la perfection de son ordre, est l’œuvre d’art des dieux. Mais l’homme dans tout cela, que fait-il, et de quel côté se place-t-il ? Nous arrivons ici à la cinquième étape et je voudrais ouvrir une parenthèse et dire que le récit de la cosmogonie, on ne se trompe pas si on en fait une lecture politique : l’ordre cosmique a sa traduction politique. Cette traduction, c’est la justice qui, elle-même, n’est pas autre chose que l’ordre parfait dans la cité, ce qui fait qu’elle puisse avoir part au beau. Il faut des insurrections successives, dont certaines viennent des profondeurs du pays et d’autres de ses hauteurs, de ses élites, pour qu’enfin s’instaure cet ordre qui, pour reprendre notre métaphore, est comme la forme cachée dans le bloc de marbre que l’artiste s’ingénie à dégager à l’aide de ses outils. Je voudrais cependant faire remarquer que cette lecture politique, bien qu’importante, n’est pas la seule possible et que ce n’est pas, de mon point de vue, la plus importante, du moins par rapport à mon propos.

Je viens d’évoquer l’outil en parlant de l’artiste : l’homme se distingue de l’animal en ce qu’il use d’outils. Par ses outils, il est capable de développer une puissance sans limites. En même temps, l’homme est enraciné dans la terre : il est traversé par ces forces chtoniennes qui remontent à la béance initiale, à Khaos, de telle sorte que l’affirmation de sa puissance se fait dans la logique de l’insurrection titanique, celle qui vient du bas, des entrailles de la terre. A l’égard de l’homme, les dieux sont donc dans la circonspection. Zeus exprime cela en punissant Prométhée pour avoir livré aux hommes le secret du feu, qui est précisément ce par quoi ils sont capables de se fabriquer des outils. Prométhée, comme chacun sait, est un Titan : alliance dangereuse !

Quelle est la ruse qui, cette fois, va permettre aux dieux de faire basculer l’alliance en leur faveur – puisque, nous le voyons, les dieux sont des faiseurs de ruses ? A vrai dire, il ne s’agit pas d’une ruse mais d’un festival de ruses. La première ruse réside au niveau de l’idée elle-même : établir une parenté, un « lien de sang » entre les hommes et les dieux. Seconde ruse : Zeus, qui prend en personne les choses en main, se déguise et se fait passer pour le jeune époux d’une femme dénommée Alcmène afin de s’introduire auprès d’elle, dans son intimité. Entre temps, il a également rusé pour échapper à la vigilance de Héra, son épouse jalouse. Donc troisième ruse. Quatrième ruse : l’enfant qui sera ensuite issu de l’union de Zeus et d’Alcmène, étant poursuivi par la haine d’Héra du fait qu’il incarne l’infidélité de son mari, va devoir surmonter toutes sortes de « travaux » par lesquels la déesse essaie de le faire périr : ce sont les fameux travaux d’Hercule, où il s’agit surtout, en fait, d’affronter des monstres invincibles. La ruse réside ici en ce que, par cette épreuve, le héros est initié au combat qui est précisément celui des dieux et, dirions-nous, le combat par quoi ils s’affirment comme dieux. C’est donc la ruse d’une situation d’adversité mortelle qui cache une initiation à la vocation de l’existence divine : combattre les puissances de la nuit et faire triompher l’ordre et la justice dans le monde… Mais toutes ces ruses, qui ne sont d’ailleurs pas toutes rapportées ici, se résument en une seule, qui consiste à entraîner l’homme dans l’élément de l’altitude céleste pour en faire un « artiste » qui, fort de cette position nouvelle, est désormais en mesure de faire surgir du beau. Ce qui, bien sûr, suppose qu’il devienne sensible à son trait, à sa flèche.

Le héros est donc celui qui ouvre la voie à l’homme pour seconder les dieux au sein d’une alliance qui les pousse, tout en livrant à leur tour un combat contre les puissances de la nuit, à consacrer l’ordre cosmique, ordre qui est synonyme de justice et de beauté : d’une justice qui est beauté et d’une beauté qui est justice, car les deux ne font qu’un ici. Mais Héraclès n’est pas le seul héros pour les anciens Grecs, il y en a d’autres : Thésée, Persée, Jason… Tous ont une parenté avec la famille de l’Olympe, tous ont une part à l’altitude de l’Olympe et, enfin, tous incarnent pour les mortels, pour les citoyens qui peuplent les cités grecques, un certain modèle d’existence.

Le modèle herculéen du héros n’est pas le seul. Ulysse offre un autre modèle intéressant, mais le temps ne permet pas ici de s’y attarder. En tout cas, c’est le modèle herculéen qui va être adopté, et assez tôt, par les « héros » politiques.

Nous avons parlé tout à l’heure d’une lecture politique du mythe. En voici une autre : la description de la venue au monde du héros, héros qui participe donc aux côtés des dieux à l’extraction et à la protection de l’ordre cosmique (justice et beauté) à partir de la difformité de la matière originelle, renvoie de façon symbolique à l’héroïsme du poète qui tire de son propre fond les formes qu’il fait résonner dans son chant. Tout le combat qui commence par la sortie de quelque chose des bras visqueux de Khaos, en passant par cette série d’enfermements et d’insurrections dont nous avons parlé, décrit, non pas seulement le cheminement de l’homme vers la lumière de la liberté politique, comme nous l’avons évoqué tout à l’heure, mais aussi le cheminement de l’idée, dans l’esprit de l’artiste, vers sa propre clarté. L’artiste arrache à l’obscurité de son chaos intérieur l’idée lumineuse par quoi il va toucher tout en étant lui-même touché… Car tel est l’ordre de ce qui relève de « justice et beauté » : un toucher. Un toucher délicat qui transperce en profondeur.

Cette dernière remarque a son importance parce qu’il convient de noter que, de la même manière que le héros a partie liée, d’une façon ou d’une autre, avec les dieux, il a aussi partie liée avec le combat intérieur du poète. La tête du poète est son deuxième, ou peut-être son premier lieu de naissance, sans lequel il risque d’être un héros orphelin.

Une des premières grandes figures du héros politique est Alexandre le Grand. Et il illustre tellement bien l’enracinement dans le modèle herculéen qu’il revendique lui-même une parenté personnelle avec Héraclès. A vrai dire, il existe deux légendes à ce sujet, l’une disant qu’il est descendant d’Héraclès par son père, l’autre qu’il est une sorte de second Héraclès en raison du fait que sa mère aurait été, comme Alcmène, surprise par Zeus dans son sommeil. Le modèle herculéen se confirme ensuite à travers le caractère surhumain des exploits : Alexandre conquiert tout le monde connu. Il se soumet l’Egypte, la Perse des Achéménides et pousse l’avancée de ses armées jusqu’en Inde. Il fait cela comme celui qui apporte la lumière du cosmos à un monde barbare qui reste prisonnier des puissances de la nuit. Mais il fait aussi cela alors que la religion des Perses, le zoroastrisme, est elle-même une religion qui prétend faire triompher les forces de la lumière sur celles du mal. Ce qui signifie que, dès le départ, il y a risque que le combat pour la lumière du héros politique se tourne contre la lumière elle-même, en la rangeant du côté des forces obscures à combattre. Et que, en parallèle, ce combat ait ses zones d’ombres, ses zones de barbarie. Le passage du terrain mythologique au terrain politique est donc un passage à haut risque.

Mais le modèle alexandrin va faire école. Napoléon est un nouveau héros de ce type : c’est un Héraclès-politique des temps modernes. Un guerrier-réformateur qui change l’ordre de tout un monde et qui, à son tour, va faire école. Dans le monde arabe, son incursion militaire en Egypte crée un choc dont l’onde traverse les frontières. Il fallait répondre. C’est ainsi que le monde arabe a produit ses propres héros qui avaient à s’acquitter de cette réponse. Or ils se sont largement inspirés du modèle de Napoléon, quitte à l’adapter bien sûr, quitte à le revêtir d’habits dans le ton arabe.

Le leader nationaliste arabe hérite du rôle du héros parce que, face à la supériorité de l’Occident sur les plans militaire, économique et technique, l’héritage arabo-musulman se transforme tout d’un coup en matière inerte à transformer et que, cette matière, il est nécessaire pour la transformer d’avoir l’altitude dont nous avons dit que le héros la reçoit à travers son alliance avec les dieux. C’est l’altitude de l’artiste face à son œuvre en devenir.

On peut dire que, dans le monde arabe, Bourguiba incarne assez bien ce modèle du héros nationaliste qui se propose de transformer l’héritage de manière à conjurer un nouveau choc. Bourguiba est aussi un héros en ce sens que son œuvre politique ne se propose pas seulement à l’attention du chroniqueur et de l’historien, mais qu’elle tend à s’insinuer dans l’imagination du poète. Seulement, le péché originel du héros politique, héritier d’Alexandre, est déjà là. Péché originel qui consiste à se « payer la tête du poète », au sens propre et au sens figuré… Alors que son existence de héros n’a d’existence que dans l’élément de l’intériorité du poète et de son combat héroïque contre son propre abîme. Il y a, encore une fois, une solidarité constitutive entre l’héroïsme du héros politique authentique et l’héroïsme du poète chantant les exploits du héros en faisant l’expérience de la béance.

En s’entourant de poètes de cours, de faux poètes, le héros politique devient un héros orphelin et il se transforme en dictateur. Le successeur de Bourguiba, Ben Ali, a eu le mérite en un sens de hâter ce processus de dégradation : plus il sollicitait la louange du poète, donc du faux poète, plus éclatait la fausseté de son héroïsme. Cette évolution a connu son moment critique avec l’irruption de Mohamed Bouazizi qui, par son geste, déplace tout d’un coup le pôle de l’héroïsme. Ben Ali n’a plus que la fausseté. Et pas seulement Ben Ali : tous les faux héros, dont la crédibilité s’effondre.

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si nous avons encore besoin de héros, mais si nous pouvons encore nous en donner. Je parle des vrais héros, ceux qui logent dans la tête du poète, ceux dont l’héroïsme triomphe à travers le combat héroïque du poète.