Vendredi 20 octobre, à la Faculté des Sciences humaines et Sociales de Tunis (FSHST), un hommage a été rendu à Ahmed Mahfoudh, écrivain de langue française, pour l’ensemble de son œuvre. La journée d’études qui lui a été consacrée a été inaugurée par une conférence donnée par l’auteur sur le thème de la ville qui occupe une place centrale dans sa création:

Tu n’es plus là

L’une des plus belles villes du monde s’est dépeuplée

Elle s’est vidée comme un gant dont tu as retiré la main

Elle s’est éteinte comme s’éteignent les miroirs qui ne te voient plus."

Nazim Hikmet

Dans Modernité, modernité, Meschonic  pose la représentation de la ville comme inauguratrice de la modernité littéraire, citant à l’appui les beaux tableaux parisiens de Baudelaire. En effet, la ville incarne à merveille la notion de modernité chez ce poète : lieu de paradoxes où des processus contingents trouvent leur résolution dans l’idée de permanence, où des spectacles fugaces s’inscrivent dans un sentiment d’éternel recommencement, vision merveilleusement illustrée à travers son célèbre poème « A une passante » :

 

Un éclair puis la nuit/ Fugitive beauté/Ne te reverrais-je plus/Que dans l’éternité.

 

 

La ville, à travers  ses grandes places publiques (thème de Manhattan Transfer de Dos Passos, Bab el Hadid de Youssef Chahine, mais également Terminus Place Barcelone, mon second roman…) ou ses quartiers cosmopolites, cultive bien ce paradoxe : des hommes venus d’horizons divers croisent leurs destinées, mais ce croisement peut déboucher sur des relations durables et fonder des  histoires d’amour exemplaires: dans West Side story, le mythe de Roméo et Juliette, transposé dans les faubourgs populaires de New York, renait à l’occasion d’un bal de quartier entre un américain et une portoricaine : l’éphémère d’une fête se résout dans l’éternité du mythe.

Les écrivains tunisiens de langue française n’ont retenu de Tunis que la difficile, voire l’impossible intégration à leur source natale : Memmi, conscient de traverser la ville comme autant de territoires communautaires cloisonnés et étanches qui suscitent en lui un sentiment d’étrangeté, s’écrie : « on peut rater son enfance ou sa vie. Lentement, douloureusement, je compris que j’avais raté ma naissance à ma ville »

Le héros d’Emna Belhadj Yahia, traversant une médina en chantier, a le sentiment de marcher au-dessus d’une béance. C’est ainsi que commence l’Etage invisible, exprimant ainsi la fragilité de la reconstruction d’un tissu urbain ravagé par une modernisation agressive et anarchique. Hélé Béji adopte la même attitude face aux maisons en ruines de la rue El Marr : elles sont reconstruites dans un style vulgaire où la magie du décor intime est expulsé vers le dehors des façades à des fins d’exhibition. Sans oublier Fawzi Mellah qui fait le procès des nouvelles classes construisant les villas d’El Menzah sur la base d’accumulations de styles architecturaux : villas sans âme. Ce qui lui fait dire : « ce n’était pas leurs fautes de goût qui me gênaient, mais plutôt l’immense contre-sens, leur terrible absence d’être qui se dégageaient de leur vie, leur cadre, leur geste »

Enfin la majorité de nos romanciers dénoncent « une anomie culturelle » (Durkheim), un creux sémantique entre une tradition totalement déstructurée et une modernité qui tarde à s’imposer : « Nos mots continueront à vivre, vous n’avez rien d’autre à leur substituer… », observent les pleureuses qui font figure de gardiennes des traditions.

Nos romanciers sont à la recherche d’un équilibre culturel et civilisationnel, le désordre architectural n’étant que la métaphore de cette errance entre un monde détruit (la tradition) et un autre qui tarde à se construire (la modernité).

Me concernant, ma quête tout en étant culturelle (je suis à la recherche d’une ville idéale cachée sous la ville réelle), reste  beaucoup plus ontologique : la crise de l’origine engendre la quête du secret fondateur, un noyau vital autour duquel tournoient des représentations variées qui ne trouvent leur ultime explication que dans la résolution de l’énigme du centre. Je reviens à l’équation baudelairienne, où il « s’agit de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire »[1]: la quête de la ville est moderne dans le sens où les épisodes contingents, rapportés à travers mes romans ne sont que l’expression diverse d’une permanence dont la découverte me conforterait dans le sentiment de mon unité, de mon unicité (mythe personnel) et de mon universalité (posséder les invariants propres à tous les hommes quels que soient l’espace ou l’époque). Paul Ricœur emploie le concept de trace : la représentation est une sélection de vécus orientée vers la découverte de la trace première qui fonde l’être.

Partant de là, pour restituer cette quête inlassable de la trace, je vais tenter de répondre à trois questions : le quoi ou l’objet (quels aspects de Tunis m’intéressent), le pourquoi ou la finalité (quelles sont les différentes fonctions attribuées à cet espace) et le comment (ou le travail de l’écriture).

I. LA VILLE DU PASSE POUR LIRE LE PRESENT

Quel Tunis évoquent mes romans ? Il s’agit d’un espace  mythique au sens où le passé est porteur du mythe des origines, mais également dans le sens où la reconstruction du passé est travaillée par une dynamique d’idéalisation légitimée par la médiocrité du présent. Ainsi le tableau qui ouvre le récit de Barguellil nous installe-t-il d’emblée dans une atmosphère enchanteresse ; voici de quelle manière je décris la survenue de l’été des années soixante:

C’était par une belle journée de mai ensoleillée et chaude, avec des brises marines chargées de sel, qui faisaient légèrement trembler les parasols des terrasses des cafés, se mêlant au parfum du thé à la menthe et à la voix d’Oum Kalthoum que s’annonçait l’été de cette année où on découvrit le talent de Barguellil(..)

L’été jusqu’aux années soixante s’annonçait toujours de manière féerique, rien à voir avec le soleil de plomb d’aujourd’hui qui fond sur la ville déjà étouffée par la fureur de la circulation automobile…pp. 13-14.

Description idyllique en comparaison de la situation actuelle.

1) Tunis est d’abord mon lieu de naissance, lieu qui renferme tous les moments magiques et enchanteurs vécus pendant l’enfance. Mais mon enfance n’est intéressante pour le lecteur que dans la mesure où elle coïncide avec l’enfance de la ville et celle du monde d’une manière générale.  Dans mon dernier roman, Le Chant des ruelles obscures, je décris cette atmosphère de chants et de jeux qui caractérisent le quartier natal de Bab Souika, jusqu’à la Hafsia dont la place était occupée par un luna-park (ce qu’on appelle de manière plus rudimentaire un manège) ; j’évoque également l’ambiance à la Goulette où se côtoyaient dans une complicité heureuse trois communautés : juifs, chrétiens et musulmans…

Tunis constitue donc en premier lieu le paradis perdu : la représentation de ce paradis a une finalité ontologique et militante : retrouver ce paradis en même temps que dénoncer la dégradation subie et appeler à une réhabilitation.

Cette tentative de réhabiliter la vieille ville (médina et  ville européenne compris) apparaît plus nettement dans mon premier roman Brasilia Café dont l’objet est la restitution de l’ambiance des cafés intellectuels  et de l’effervescence artistico-culturelle qui a caractérisé les années 60/70. Le café Brasilia étant le symbole par excellence  de cette vie culturelle intense, car s’y côtoient les comédiens de la Troupe de la ville de Tunis et les étudiants fréquentant le restaurant universitaire situé au sous-sol du Palmarium : espace où s’échangent des doctrines révolutionnaires cultivées à l’université et des théories théâtrales d’avant-garde, ce café tout en verre d’ailleurs servira d’espace métaphorique suggérant une autarcie  intellectuelle (lieu de masturbation  intellectuelle déconnecté du réel social) et un utopisme politique.

Ainsi dans le même sens que Le Chant…, Brasilia… décrit un Tunis idyllique, non plus le Tunis de l’enfance mais celui de la jeunesse, période d’initiation intellectuelle et politique. La fin des cafés intellectuels dont certains ont été d’ailleurs transformés en banques (Café de Tunis, Chez les nègres, Kahouet Landlouss…) va signifier la fin de l’âge d’or du mouvement artistico-intellectuel et l’entrée de plain-pied dans le règne de l’argent. Dans les deux cas, le romanesque renvoie à un âge d’or qui met en relief la médiocrité des temps présents. Mais si nostalgie il y a, elle n’est nullement négative : le retour aux sources du temps est un appel à reconstruire le présent en s’inspirant d’un passé exemplaire.

2) La représentation de Tunis doit sa dimension mythique à son passé prestigieux. Mais un autre aspect contribue à édifier le mythe de Tunis : cette ville a été la scène d’épisodes historiques déterminants dans l’orientation de la Tunisie indépendante, depuis le retour glorieux de Bourguiba le 1er juin 1956, jusqu’aux journées révolutionnaires du 14 janvier sur l’Avenue principale, en passant par le Jeudi Noir (26 janvier 1978) et la révolte du pain de 1984. Tunis a été le siège de tous les soulèvements, même si certains se nourrissaient de l’atmosphère d’injustice et de misère qui régnait à l’intérieur du pays, mais c’est dans la capitale qu’ils vont atteindre leur maturation explosive. C’est ainsi que mes romans répercutent ces événements épiques qui fonctionnent à la fois comme des indices d’atmosphères et des éléments catalyseurs  de la destinée des personnages.

Ainsi l’Histoire fonctionne comme un facteur important dans l’itinéraire des personnages en particulier et l’histoire de la ville d’une manière générale. Bien plus, l’identification des personnages à leur ville crée une espèce d’osmose, un jeu d’échange qui fait évoluer le récit en chassé-croisé, Par exemple,  dans Le Chant…, le deuil du personnage qui vient de perdre les êtres chers est projeté sur la ville, à travers les premières manifestations du phénomène islamiste :

Toute la ville était sinistre, il faut dire que la période de mon errance coïncida avec l’émergence des barbus, vêtus de la chemise et du pantalon bouffant afghans. Silhouettes blanches à barbe noire, ils peuplaient la ville, faisaient du prosélytisme, même dans les bars, lissez tomber l’alcool, que Dieu vous montre la bonne voie mon frère. Ils pullulaient autour des mosquées, faisaient la prêche en pleine rue malgré les avertissements de la police. Et le ramadan, ils s’attaquaient aux cafés et restaurants ouverts, c’était infernal. (P.94)

Ø Pour nous résumer, le Tunis évoqué à travers mes romans est un lieu supportant plusieurs mythes : celui du paradis de l’enfance, du cosmopolitisme communautaire, de l’épanouissement intellectuel et pour finir, le mythe de l’héroïsme révolutionnaire. C’est cette mythification qui   donne de la ville une image idéalisée.

II. PRIMAUTE DE L’ESPACE SUR L’ACTION

Comme développement d’un espace romanesque,  la description de la ville comporte plusieurs fonctions : référentielle, symbolique et actancielle > Mais dans tous les cas, l’espace ne fonctionne pas comme un décor : il a un rôle dynamique et participe à la gestion du récit.

1) Si la description détaillée et réaliste de l’espace tunisois renforce l’effet de réel (noms de rues, références à des lieux précis, itinéraires chronométrés…) et donne donc au récit la force du vécu, cette description peut et doit être perçue comme une fin en soi dans le sens où elle est destinée à restituer une atmosphère perdue ou encore existante. C’est l’un des critères fondamentaux du roman poétique qui veut que la description ne soit pas uniquement au service du récit, mais lieu d’enchantement, de contemplation ou de reconstitution de moments perdus irréversiblement emportés par le flux du temps.

Bien évidemment la description du passé est souvent idéalisée par comparaison avec le moment présent, mais cette idéalisation ne concerne pas uniquement le passé : bien de descriptions de monuments, places publiques, cafés…, se trouvent poétisés comme si je transposais sur une ville réelle une ville idéale telle que je la voyais grâce à un regard neuf débarrassé du poids de l’habitude, telle que je la rêvais ou tout simplement en jouant de l’ironie et du pittoresque. En tout cas, c’est une description en écart par rapport au réel d’une ville aujourd’hui enlaidie par la modernisation anarchique et la saleté, mais en en faisant quand même ressortir le charme discret, celui que saisit le poète, non le fonctionnaire embourbé dans la circulation et pressé de se rendre au travail. Il n’y a qu’à voir le tableau final relatif à la Place Barcelone pour voir à quel point l’espace est idéalisé, transposé en décor théâtral:

Octobre d’un nouveau siècle suspendait des îlots de nuages au-dessus de la place Barcelone. Les oiseaux étaient revenus de leur migration dès que les vents d’automne avaient soufflé sur les jacarandas. Leur chant refluait en vagues mélancoliques gorgés de sel et de soleil. Les chatons jonchaient le pavé comme une neige cotonneuse et irréelle, caressée par la brise venant de la mer. Les feuilles roussies continuaient à tomber au ralenti : un véritable décor d’opéra, de blanc et de rouge rouille. (P. 161)

2) A côté de cette fonction référentielle ­– au sens où la description a pour but de « présentifier » un monde absent - ou du moins à le « densifier » aux yeux du lecteur- Tunis a une fonction symbolique : les tableaux de la ville coïncident avec la disposition des personnages dont ils traduisent l’état d’âme. Aussi révèlent-ils au lecteur le fond de son personnage et quelquefois même permettent-ils au personnage même, à travers une identification projective de se comprendre lui-même et de comprendre ce qu’on veut de lui. Ainsi, dans Brasilia…la rupture dans le couple coïncide avec le déluge : la pluie diluvienne devient l’ouragan qui charrie les mensonges et met à nu les personnages :

En quittant le zoo, le déluge nous surprit, pluie d’automne qui charriait tout sur son passage et décolorait nos rêves d’été. Leyla courut vers une tonnelle ; je ne cherchai nullement à m’abriter. Je laissai l’eau me laver de tout mon chagrin…laver cette ville de  crasse et de ses mensonges, ma ville redevenue soudainement laide, ma ville où il n’y avait plus de place pour l’amour…pp. 101-102

Un autre exemple puisé dans Jours d’Automne à Tunis, c’est le ciel chargé de nuages et l’attente suspendue de l’imminence de l’orage qui décident Najmeddine Yalmaoû et le convainquent de faire n’importe quoi pour dépasser une situation statique : un peu comme dans L’Etranger de Camus, le geste dérisoire de Merseault qui tire sur l’Arabe pour fuir la clarté aveuglante du soleil : « la pluie torrentielle est préférable à cette attente insupportable, me dis-je. Je n’aime pas cette arrière-saison car elle me ressemble trop. C’est mon méchant miroir », pp. 86-87.

3) Enfin, l’espace joue un rôle actanciel : il détermine l’orientation du récit ou du moins en favorise une certaine direction.

Par exemple,  le café Brasilia, de par sa situation, permet la complicité entre étudiants et acteurs : amitié entre Adel et Mounir qui permet de relayer le récit d’Adel (crise de couple) par celui de Mounir (désillusion amoureuse et politique)

Ce statut actanciel fait que l’espace devient personnage à statut d’opposant ou d’adjuvant  et de cette manière influe sur la destinée d’autres personnages. Ainsi, dans Le Chant des ruelles obscures, Tunis est personnifiée et sexuée :

Tunis est une femme capricieuse, une zaâbana qui joue de ses charmes sans se donner vraiment, me confia Barguellil, dans ce langage à sensualité crue qui caractérise la génération gabi gabi des quartiers populaires de la capitale. C’est une diablesse qui prend la forme de tes humeurs. Si tu es en forme, épanoui, heureux, elle te jette un regard lourd de promesses accentué par la lourdeur généreuse de ses seins dont elle te laisse voir la ligne médiane, le sirat qui te permet d’accéder au paradis. Mais si tu montres des signes de faiblesse, de malaise ou d’indisponibilité, si tu es paumé et sans le sou, alors là elle se ferme, devient hermétique, voire hostile, casses-toi pauvre morveux et laisse au vent le soin d’éventer ta place avant qu’elle ne sente mauvais, file avant que mon barbeau n’arrive et te balafre le visage. (p. 91)

III. POETIQUE DE L’ESPACE

A propos de mes romans, nous pouvons à proprement parler, qualifier mon écriture d’une poétique de l’espace, dans le sens où la peinture de la ville devient une  fin ultime, non un élément au service de l’action. Dans la plupart de mes romans, la quête de la ville perdue devient une préoccupation principale. Bien plus, l’action n’est souvent qu’un prétexte menant vers des relais descriptifs producteurs de significations. La ville est un discours porteur de messages sinon du message principal du roman. Dès le premier texte, la ville définit le sens du récit et en oriente la lecture.

1) Description pittoresque et couleur locale :

Un peu comme l’exposition d’une pièce de théâtre, les tableaux d’ouverture ont pour objectif de familiariser le lecteur avec l’univers du récit. Le meilleur exemple c’est la description de la place  Barcelone en début de roman (voir Tableau d’ouverture, Terminus…) Le pittoresque y joue le rôle de fixateur d’atmosphère, celle des loisirs propres aux classes populaires. Ce qui nous permet de comprendre les réactions, les motivations et les valeurs qui régissent les personnages.

Et pour continuer la comparaison avec le théâtre, le roman nous propose des situations avec la ville comme arrière-fond, plutôt que des actions au sens romanesque : Dans Terminus…, il s’agit d’une comédie où le face-à-face du couple évolue à travers une exposition (menace de rupture), un nœud ou une exacerbation du conflit (fiançailles et sacrifices) et coup de théâtre qui amène le dénouement : l’arrangement de  la narration en série de situations serait la projection de l’action sur des tableaux, du temps sur l’espace, c’est là où la ville paraît déterminante dans la gestion du récit.

2) Lieu de comparaison et de ré-enchantement :

Il y a chez le narrateur implicite – par héros interposé – une véritable quête de la ville comme lieu de paradis originel. On dirait presque que le héros se cache dans la ville rêvée (la ville d’autrefois) pour ne pas affronter la ville réelle.

Et parce qu’elle joue le rôle de paradis originel, la ville offre également l’occasion de comparer et de signaler la dégradation au présent (saleté, laideur, anarchie…)  Cette comparaison montre que la nostalgie a une dimension militante et sert à corriger le présent en s’inspirant du passé.

3) Le face-à-face de la ville et de son héros :

Le héros pense la ville comme une épreuve dont la réussite lui ouvrirait la voie à l’émancipation et au bonheur.

Par exemple, dans Terminus…, Nour, ramenée par l’auteur implicite converti en narrateur, observe la ville pour la première fois, dans une attitude d’émerveillement et de défi :

Pendant le trajet, je l’observai à la dérobée en train de regarder émerveillée les bâtiments majestueux et les terrasses de café où une foule insouciante lézardait au soleil timide de novembre. Elle devait imaginer que Tunis était toujours ainsi, une ville de majesté, de soleil et d’insouciance, c’est toujours la première impression qui se grave dans la mémoire. Et j’imaginais ses rêves candides d’avoir sa place au soleil, sa rage de conquérir une cité qui ne se donnait pas facilement. C’était tout ce que ses ancêtres avaient fait pendant des siècles, séduits par les lumières de la ville… (P. 73.)

Enfin, lieu magique, lieu de ré-enchantement ou épreuve valorisante, la ville fonctionne comme un objet de quête, non comme un simple décor : pour réussir sa quête, le héros doit  dompter la ville, gagner sa sympathie : la quête de la ville n’est qu’une médiatisation vers d’autres quêtes comme celle de la consécration amoureuse ou professionnelle. C’est en quoi nous parlons d’une poétique de l’espace car le roman est balisé en épaisseur non en longueur. Le lecteur lit à travers l’épaisseur des signes que lui offre le spectacle de la ville. Quelquefois la durée d’un récit est le temps d’une déambulation comme  dans les premiers romans de Meddeb : il n’y a qu’à lire « La Femme adultère » dans Jours d’automne…où tout se passe dans la tête, le temps d’une traversée de la ville.

En guise de conclusion : qu’est-ce qu’un écrivain de la ville ?

C’est un romancier qui prend la ville pour thème : non comme simple décor, mais comme réservoir d’éthiques, de valeurs, de mythes et d’imaginaire citadin qui régit la vie et la destinée des personnages. Bien évidemment la ville est en  interaction avec la campagne, d’où proviennent des personnages dont l’ambition est d’avoir leur place au soleil. Mais la campagne ne fonctionne que comme un hors-champ (imaginé mais jamais présentifié) ; elle est présente, non comme entité autonome, mais à travers son impact sur la cité: un peu comme le récit dans le théâtre classique qui se déroule  hors-scène et ne vaut que par son effet sur les personnages présents sur scène.

Un écrivain de la ville, c’est comme un poète : il gère son univers en termes d’espace non en termes d’action. Même si le moteur narratif est très actif dans mon roman, le personnage n’est pas soumis à l’ordre causal de ses faits et gestes, mais à la fatalité à laquelle le soumet  son espace.

AHMED MAHFOUDH

(Ahmed Mahfoudh est Professeur de littératures française et francophone. Il est l’auteur d’une thèse en littérature maghrébine (L’Expérience de la révolte et les impératifs de la création romanesque chez Driss Chraïbi), d’un 1eressai sur La Crise du sujet dans le roman maghrébin de langue française (Tunis: PUT, 2003), d’un second essai sur Le Passé simple de Driss Chraïbi (Paris, L’Harmattan, 2013) et de nombreux travaux sur les littératures françaises hors de France, accordant un intérêt privilégié à la littérature tunisienne de langue française.

Sa carrière romanesque a débuté avec Brasilia Café (Tunis : CERES, 2006) qui a obtenu le Comar d’Or du roman-découverte, suivi de Terminus Place Barcelone (roman, Tunis : mc-éditions, 2010),  de Dernier voyage à Kyrannis (romans, Tunis : Arabesques, 2011), de Jours d’automne à Tunis (récits, Tunis : Arabesques, 2015). Son dernier ouvrage, Le Chant des ruelles obscures, Tunis : Arabesques, 2017(roman) a obtenu le Comar d’or, Prix spécial du Jury.)

 



[1] « Delacroix, peintre de la vie moderne »