Fawzia Zouari, Le corps de ma mère, éd. Déméter Tunis, et Gallimard/Losfeld, Paris, 240 p. ISBN : 978-2072669774

 

Comment raconter l’autre ? Comment raconter l’autre lorsque l’on ignore tout de lui ?

C’est à cette tâche que s’attelle Fawzia Zouari, écrivaine tunisienne et narratrice autodiégétique dans   Le corps de ma mère , lauréat du prix Comar 2016, pour qui « il est plus aisé d’aller sur des sentiers inconnus que d’emprunter le chemin de [sa] mère ». L’entreprise est d’autant plus ardue que Yamna, celle qui l’a mise au monde est dans le coma. 

Dans la chambre d’hôpital, où ne subsiste de sa mère qu’un corps décharné, la narratrice délaisse son rôle de spectatrice impuissante pour se muer en détective investiguant les arcanes de la vie de celle qui l’a enfantée. Entourée de ses sœurs, elle tente de lever le voile sur un passé que Yamna a toujours subtilisé à leur regard. F. Zouari mène son enquête, arrache de maigres bribes d’informations à son entourage. Dans la cacophonie ambiante,  chacun y va de son analyse, essaye de remonter les souvenirs enfouis à la surface et tente d’apporter une pierre à l’édifice de la mémoire collective. L’évidence se fait jour : personne n’a jamais connu Yamna.

C’est également dans cette chambre que la narratrice va affronter l’inéluctable : la frêle créature,  qui livre son dernier combat,  ne va jamais plus de son vivant livrer les secrets de son existence, effroyable perspective pour Fawzia (l’auteure) qui avoue : « Le sentiment de l’avoir si peu connu me revient avec force. Et le risque de la voir disparaître avec ses secrets me terrifie ». Ainsi, tout au long de la première partie du roman qui en compte trois au total, essaiera-t-elle, non sans mal, d’exhumer les rares souvenirs qu’elle a de sa génitrice, tentant de s’imprégner d’un corps aussi mystérieux pour elle que l’est l’existence de celle qui va bientôt la  quitter. Aux premières loges d’une destinée qui s’effiloche à vue d’œil, naît en elle le «besoin de retraverser l’existence de [sa] mère, de connaître ce qu’il s’y est passé ». Pour quelle raison cette femme a-t-elle refusé d’aimer ses propres enfants ? Comment expliquer ce désamour maternel ? Qu’est-ce qui pousse une mère à ne donner qu’aussi peu d’amour, qu’aussi peu de tendresse, à sa progéniture ?

Aux interrogations qui portent sur Yamna, la figure maternelle,  succèdent d’autres ayant trait à Yamna, la femme.

Pourquoi celle-ci,  d’ordinaire si soucieuse des convenances,  se met-elle, au crépuscule de sa vie, à proférer moult insanités et vilenies ? Pourquoi a-t-elle jeté son dévolu sur le gardien de l’immeuble, homme rustre, au physique disgracieux, aux manières repoussantes, marié de surcroît ? Au fond,  a-t-elle réellement jamais aimé ?

Ces interrogations, bien qu’elles ne soient pas explicitement formulées à la surface de l’œuvre, en forment l’ossature : Le corps de ma mère est le roman de secrets qu’on cherche à percer, le fil d’Ariane d’un passé qu’on cherche à remonter.

Atterrée et désespérée de vivre « orpheline de la mémoire de sa mère », la narratrice se résigne à retourner en France, là où elle a élu domicile. C’est alors que l’histoire connaît un rebondissement inattendu : le récit salvateur et tant espéré sera le fait d’un personnage qui jusque-là ne faisait que de la figuration, aussi bien dans la diégèse que dans le quotidien des personnages principaux : Naïma « la petite bonne », tellement silencieuse qu’on la croirait muette. C’est ainsi qu’arrachée de son village natal que Yamna, en faisant de Naïma l’unique dépositaire de ses secrets, se venge d’une progéniture qui l’a contrainte à l’exil : « Je te fais don de mes récits comme j’ai toujours donné aux pauvres et aux malheureux. Et parce que tu as vu et soigné mon corps, tu es devenue mon ayant droit et mon héritière. Il était une fois ma vraie vie »

Le corps de ma mère, qui dans sa première partie passait pour un roman autobiographique,  vire dans sa deuxième au conte : l’histoire de Yamna. Le lecteur se retrouve projeté une soixante d’années en arrière, propulsé de la chambre d’hôpital dans  un petit village du nord-ouest de la Tunisie: Tebba.

Des histoires plus incroyables les unes que les autres émaillent ce récit de seconde main. Tout y est teinté de mysticisme et d’ésotérisme. A sa source affluent légendes, coutumes ancestrales et superstitions ravageuses. On peut ainsi lire à propos d’une locomotive qu’elle « risquait de subtiliser [le] feu intérieur pour en alimenter les machines des infidèles ». Celles-ci ne sont pas simplement le fait de Yamna, le personnage autour duquel se construit le roman, mais sont relayés par une pléthore de personnages secondaires. Hauts en couleurs, folkloriques à souhait, ils investissent de leur présence un roman qui se décline comme un témoignage sur un village de la Tunisie des années 30.

Ils ont pour nom : Farés, le mari dont elle est follement éprise et qui s’est découvert une passion pour les médicaments qu’il croque comme des bonbons ; Aljia, coépouse de Gadour son père et éternelle rivale ; Joiffre le français qui tente d’insuffler de la modernité à ce beau monde. Tous gravitent autour de Yamna et contribuent à dessiner les contours d’une société tiraillée entre les préceptes coraniques, les traditions archaïques et les premiers signes d’une modernisation tentaculaire.

Pourtant, le ton du récit, aussi léger soit-il, expose, en filigrane, des pratiques de l’époque qui passeraient pour totalement extravagantes aux yeux du lecteur contemporain. Il en va ainsi des viols en séries perpétrés par le père de Yamna, lesquels ne constituent pourtant pas un motif d’opprobre aux yeux des habitants de Tebba : symptôme, s’il en est, de la toute-puissance de l’homme sur la femme et de la place qu’occupe celle-ci dans le microcosme social.

A la fois geôlières et prisonnières d’un foyer qu’elles n’ont pas le droit de quitter- souvent contraintes de le partager avec d’autres coépouses- les femmes, dans le corps de ma mère, sont reléguées au rang d’esclaves consentantes : un statut que personne ne songe à contester. Le poids des traditions y est pour beaucoup sans doute.

L’histoire de Yamna achevée, la narratrice devient la nouvelle détentrice non moins que gardienne du secret de sa mère. De ce voyage dans le temps et dans le passé de celle qui l’a enfantée, elle ressort profondément ébranlée. Au fond, elle et Yamna ne seraient-elles pas victimes, à des décennies d’intervalle, d’une même éducation sclérosante sur fond de silences assassins et qui musèle l’expression des sentiments ? Au final, celle qui a failli la « vouer à la réclusion » avait-elle réellement le choix ?

 

Le corps de ma mère semble, en ce sens,  faire écho à cette citation que l’on prête à André Malraux : « Avant de juger il faut comprendre et quand on a compris, on n'a plus envie de juger ». Et lorsqu’on ne juge plus, on a juste envie de pleurer, serait-on tenté d’ajouter ici.