Hassouna Mosbahi, Ramed El Hayet, (Cendres de la vie), Editions Walidoff 2009, Tunis, 182 pages,prix : 12 dinars, ISBN 978-9973-9996-6-5

   Hassouna Mosbahi n’a rien inventé. Il a fait mieux. Il a transformé les souvenirs d’une vie en matière de fiction. Autrement dit, il a recomposé habilement le réel jusqu’à en faire une vaste toile narrative où se détachent des silhouettes d’aujourd’hui et celles d’hier, des figures héroïques et d’autres pathétiques. 



   Ramed El Hayet (Cendres de la Vie) puise sa matière directement dans la vie de l’auteur, si bien qu’une lecture rapide et pressée risque de l’appréhender sous l’angle réducteur d’une écriture autobiographique. Erreur de perception ! Le texte de H. Mosbahi est avant tout un roman parce que le récit ne s’articule pas ici autour du point de vue d’un moi ou d’un je hégémonique et omniprésent. C’est le narrateur qui organise le récit, structure le monde, explore le passé du personnage, évoque des pans entiers de l’histoire de la Tunisie, procède à des digressions qui focalisent l’intérêt sur d’autres personnages aussi importants dans l’économie générale du roman que youssef, la figure centrale du récit. 

   Résultat : Cendres de la vie est construit comme un puzzle dont le lien entre les morceaux qui le composent n’est pas régi par la loi de leur convergence vers une conscience névralgique, en l’occurrence celle du personnage de Youssef, mais autour d’un tout autre projet, ou plutôt autour d’une interrogation : comment peut-on être écrivain en Tunisie ? Autrement dit, comment naît le désir de s’engager dans une œuvre de création, alors qu’on est dans la périphérie de la culture, de l’histoire et de l’existence ?

   A cette question, la réponse du narrateur est sans détour : c’est à partir de la marginalité qu’on peut s’attaquer au centre névralgique, car le sentiment d’être exclu, peut-être même chassé, voire forcé à l’exil, tel le prophète Joseph (Youssef) privé dramatiquement, par ses propres frères, de la bienveillante protection du père, c’est ce qui nourrit le projet d’investir la scène du monde et de se jeter dans l’arène où défilent, aux yeux de Youssef, le personnage H. Mosbahi, les créateurs authentiques et les polichinelles répulsifs, les ambitieux agressifs et les âmes asservies, les monstres prédateurs et les cabotins pathétiques. Le personnage de Mosbahi doit donc résister, fuir les pestiférés, emprunter le chemin de l’exil et aller se ressourcer ailleurs, à l’autre rive de la Méditerranée. 

   A la manière de Saint Augustin des Confessions dont H. Mosbah revendique l’héritage, l’écrivain procède à une archéologie de sa foi dans la littérature et dans le pouvoir de celle-ci à transfigurer la conscience, l’âme et le destin de l’homme qu’il est. Pour ce faire, le narrateur retrace l’itinéraire de l’écrivain Youssef, depuis sa naissance jusqu’à sa consécration, en passant par son exil en Allemagne, ses brouilles avec les uns et ses succès avec les autres, ses intermittences sentimentales. Pas seulement. Le narrateur remonte jusqu’aux origines de son personnage, revisite ses lieux de mémoire, évoque son père, reconstruit le portrait de son grand-père, puis compose un vaste tableau de l’Histoire de la Tunisie moderne et contemporaine. Nous oscillons ainsi continuellement entre un moi individuel et un moi collectif, c’est-à-dire un moi qui veut transcender la pesanteur des contingences et des tentations multiples avant d’atteindre et d’étreindre le souffle infus de la création.

   Mais là s’arrête le rapprochement avec Saint Augustin, car chez H. Mosbah, le sacré, s’il en existe, est un sacré sans Dieu. Le véritable enjeu de l’écriture ici se situe ailleurs : l’écrivain veut se défendre, répondre aux accusations et déploie un vibrant plaidoyer. La preuve qu’il est un homme en procès. Quel est son tort ? Vouloir écrire ! Mais écrire n’est pas un choix. C’est une nécessité, une exigence intérieure, un désir instinctif et libidinal, une contrainte imposée et déterminée par un long processus dont les étapes se confondent avec l’itinéraire de l’enfant de El Alàa qu’il était, l’homme de l’exil auquel il était réduit, et du Tunisien qui ruminait inlassablement l’histoire de la famille à travers l’Histoire du pays.  

    Nous comprenons enfin combien le narrateur applique à la lettre la métaphore évoquée dans le titre de l’ouvrage : remuer la cendre et essayer de raviver le feu qui couve là-dessous, c’est-à-dire redonner forme et consistance à ces choses disparues, évanouies, puis ressuscitées par le seul miracle de l’écriture et la magie de l’art.  

                                                                                Kamel Ben Ouanès