Anouar Attia : Tunisie Rhapsodie, Editions Sahar, 2010,   138  pages ISBN : 978-9973-28-296-5

 A l’instar de L’Histoire et la Chair, le récent opus d’Anouar Attia, publié à quelques mois seulement de distance, prend lui aussi une forme épistolaire. Le canevas initial est tout à fait comparable : sur la demande de son amie lyonnaise Sylvie, Férid, enseignant à l’Université tunisienne, est prié d’écrire une longue lettre pour parler de lui-même, des secrets de sa famille et de l’histoire de son pays : « c’est une lettre que je veux de toi, une lettre à l’ancienne, longue et réfléchie […], une lettre où tu me diras tout sur toi… ». Voilà le programme et la configuration du récit clairement résumés dès l’incipit.

 Certes, c’est dans la distance géographique entre les deux amoureux que l’écriture puise sa légitimité. Mais c’est surtout le besoin de régler les comptes avec le passé qui nourrit le mieux cette écriture et la rend urgente. Ce besoin prend aussi toute sa signification quand on apprend au fil de la lecture que ce passé ne concerne pas seulement la personne du narrateur, mais s’étend à l’ensemble de sa famille, voire de sa localité et même de tout le pays.

C’est pourquoi Tunisie Rhapsodie remonte aux origines, procède à une archéologie familiale et historique et enquête sur les dessous enfouis et refoulés d’une filiation identitaire complexe et tentaculaire.

 Le roman présente d’abord un tableau réaliste de la Tunisie profonde du temps du Protectorat : une vieille folle, la tante du narrateur, sillonne les ruelles de Mateur et hurle  ce  leitmotiv : «  Ma fille, ils me l’ont enlevée ? Dites-moi où elle est ». Que signifient les mots qu’elle martèle continuellement. Quand il était encore enfant, le narrateur voudrait bien en comprendre le sens et en élucider les mobiles. Mais personne ne voulait l’aider. Tout le monde se gardait d’avancer la moindre explication. Et le mystère ne s’arrête pas là. Le trouble que suscitent les lamentations d’Om l’Khir sera corroboré par une énigmatique question que cette dernière adressait au jeune Férid et à son frère : « c’est toi ou ton frère, le fils de la française ? ». Pourtant les deux enfants sont des frères jumeaux. Ainsi, tout l’incipit du roman est-il ponctué de signes de secret, de mystère, d’intrigue, voire de suspense, comme dans un roman classique où on cherche à mobiliser l’attention du lecteur et à attiser sa curiosité. Cela est d’autant plus important que l’enjeu du roman réside dans la structure d’un récit à tiroirs où chaque partie nous livre, à minces doses,  un aspect de l’histoire, un pan de l’aventure, ou lève encore le voile sur un compartiment intime de tel ou tel personnage. Aussi est-ce pour cette raison que l’écriture joue le rôle d’un filtre révélateur dont le déploiement exige obstination et courage,  si bien que le narrateur a tout l’air d’une Shéhérazade qui,  pour pouvoir échapper à une mort certaine, doit parler, raconter, meubler le temps et déployer une énergique parole qui recompose la vérité du monde : «  Très chère Sylvie, je me suis engagé par devers moi-même à toujours te dire la vérité. ».  Cependant, cette vérité apparaît progressivement d’une façon fragmentaire, au gré d’un laborieux travail de fouilles à travers les couches sédimentaires de la mémoire individuelle et collective. Car il faut peiner, interroger, arracher des bribes de mots, ou de demi mots, avec une capacité de résilience avant d’affronter une vérité ponctuée de traumatismes violents et douloureux. Férid, le narrateur et son frère, tous les deux universitaires, ne sont pas jumeaux, encore moins frères. L’un deux est issu d’une probable et secrète relation mixte  entre un Tunisien, peut-être Salem, et Blanche, l’épouse de Pierre, le colon de Mateur, exactement comme Francine, fille d’Om El’Khir et probablement de Pierre, mais arrachée à sa mère dans des conditions difficiles en pleine offensive des forces allemandes en Afrique du Nord.

 Tout l’enjeu du roman d’Anouar Attia est de tisser, à travers l’itinéraire de ses personnages, une identité mixte, hybride qui se libère de tout enfermement ethnique ou racial et opère une ouverture sur l’autre et sur le monde. Ce qui est une façon pour l’auteur de rejeter le repli identitaire et les menaces de l’ethnocentrisme. Cette thèse se cristallise notamment à travers le personnage de Francine qui n’était autre que Tounès. Voilà que prend forme en elle cette double appartenance, d’un côté, à la France par son éducation  dispensée par ses parents adoptifs et de l’autre, à la Tunisie par référence à sa génitrice Om El’Khir.

 Nous constatons que Tunisie Rhapsodie se déploie comme une vaste argumentation autour de la question de « l’identité culturelle tunisienne », si bien que les derniers chapitres du roman, dont la narration épistolaire est assumée par le personnage de Wafa, la nièce de Férid, énoncent sous la forme d’une synthèse ou péroraison, le fruit de la démonstration rhétorique. S’adressant à Wafa, au terme d’une discussion animée, Sylvie définit l’identité de Férid et du père de Wafa, Hédi : « ton oncle, Wafa, et ton père, mais surtout ton oncle d’après ce que nous savons de lui directement et par ce que nous avons lu de lui, sont Recto Verso, culturellement parlant.

Recto, ils sont tunisiens, en multiples strates de civilisations, d’accord, mais l’élément arabo-musulman y est prédominant, le nier, c’est faire preuve de crasse ignorance ou de répugnante mauvaise foi. Ton oncle aurait été vivant, il aurait dit ça, comme d’ailleurs il me le disait de son vivant.

Verso, toujours culturellement, ils sont imprégnés d’ « occidentalité » (utilisons ce mot), le nier, c’est faire preuve d’obscurantisme niais qui peut devenir dangereux car culturellement suicidaire  et potentiellement violent ».

Kamel Ben Ouanès