Histoire Générale de la Tunisie,  tome IV, L’Epoque contemporaine, de Ahmed  Kassab et Ahmed  Ounaïes,  avec  les contributions  de Rabâa  Ben Achour Abdelkéfi,,  Ali Louati,  Chiraz  Mosbah et Mourad  Sakli,  Sud -Editions, Tunis, 2010, 587 pages, prix : 35D T, ISBN : 978-9938-01-

 

Quand Sud Editions s’est lancée en 2003  dans la réédition de L’Histoire Générale de la Tunisie, l’entreprise avait tout d’une gageure. Publiée il ya quarante ans par une équipe d’universitaires et traitant respectivement de l’Antiquité, du Moyen-Age, des Epoques Moderne et Contemporaine, elle était déjà volumineuse et savante. L’éditeur note qu’elle « disparut rapidement des librairies ». Mais les temps ont beaucoup changé.

C’est dire, dans une litote bienséante, que sa réédition aurait peu de chance de s’écouler dans un semblant de marché où le désintérêt vis-à-vis du livre culturel et de la lecture bat tous les records depuis dix ans. La vapeur se serait-elle renversée récemment, comme par enchantement ? Ce serait un canular de mauvais goût. Le livre se porte toujours mal chez nous. Mais j’apprends, joyeux, que  les trois tomes parus de cette fameuse Histoire se vendent plutôt bien et que les libraires en redemandent à l’éditeur. C’est une bonne nouvelle,  quand on sait qu’il s’agit de la  publication d’une œuvre majeure. C’est surtout une heureuse surprise pour ceux  qui, dans ce secteur, n’osaient plus l’espérer pour l’avoir trop attendue.

En voici le quatrième et dernier tome sous le titre de l’Epoque contemporaine (1881-1956). En fait, de volume en volume, l’Histoire générale de la Tunisie remonte vers nous. En les feuilletant successivement, j’ai eu l’impression qu’Hannibal,  Okba Ibn Nafaâ et Hammouda Pacha s’arrangeaient pour garder entre eux et nous la distance qu’impose la longue durée. Figures emblématiques d’un passé glorieux mais lointain, ils semblent s’arroger le droit de non ingérence dans nos affaires. Quoique le dernier tome soit du même style que les précédents, sa  lecture n’est pas sans générer une tension inexplicable, voire une petite dose d’émotion qui ne sied d’ailleurs pas à l’esprit d’un ouvrage, somme toute, académique. Sans doute à cause l’avènement de la photographie. Faites en noir et blanc et dans un style colonial, les photos des hommes et des monuments ne gomment pas l’écart historique qui nous sépare du siècle dernier, mais nourrissent dans notre mémoire collective une fibre affective, difficilement ressentie toutes les fois qu’on pense, par exemple, à Hannibal, aussi Hannibal qu’il fût. Les six moustachus du mouvement des « Jeunes tunisiens » (Bach Hamba, Sfar, etc. voir page 369), photographiés au début du siècle, entretiennent  cette flamme avec le présent, cette proximité dans l’éloignement. Le théâtre Municipal de Tunis et bien d’autres réalisations architecturales, en photos, ont encore et pour longtemps le même effet. Je ne crois pas que l’image  vivante de ces figures ou de ces monuments en soit la seule raison. C’est que  l’époque dont traite ce tome est cruciale dans l’identité de la Tunisie moderne ; elle se situe entre les deux dates fatidiques : 1881 et 1956. Les Tunisiens d’aujourd’hui, toutes générations confondues, ne sauraient échapper à ce double ancrage. Héritiers aussi bien de la colonisation que de la libération, ils ne peuvent se défaire facilement de cette tension avec leur passé dont ils dérivent directement.

 Sud-Editions achève ainsi la réédition de la première œuvre historique réalisée  à la demande de Bourguiba aux jours encore heureux de la République. Mais ce n’était nullement une œuvre de propagande comme le furent  les principales publications sous son régime. Il serait d’ailleurs  intéressant de se pencher  un jour sur le processus  individuel et collectif qui conduisit un homme comme lui,  ayant pourtant un sens aigu de l’Histoire, à la confiscation de celle de son pays, voire à sa négation pour l’entretien de sa propre image.

Ce travail accompli par des universitaires tunisiens  rompus à l’historiographie moderne aurait été  tout bonnement  inconcevable, sous le « Combattant Suprême » en fin de règne. Aussitôt publiée, cette Histoire Générale de la Tunisie fut épuisée, mais  ne fut jamais rééditée. Comment Bourguiba, l’initiateur de ce vaste projet, avait-il lu les chapitres qui traitent du Mouvement National et de l’Indépendance ? Quelles étaient, dans l’ouvrage,  son image et celles de ses compagnons d’arme dont plusieurs devenaient  ses collaborateurs directs? Cette œuvre monumentale a un parcours fort édifiant  qui mérite d’être  étudié de près non seulement dans le rapport qu’avait Bourguiba à l’Histoire mais  aussi dans celui qu’avaient ces jeunes historiens d’alors avec le pouvoir politique fraîchement installé. Le texte dans sa première version devrait  en porter fatalement les traces et les stigmates. L’éditeur fait remarquer dans l’avant-propos que  les derniers chapitres de ce tome ont connu des modifications importantes : «  Il fallait, précise-t-il,  reprendre et développer les exposés relatifs aux derniers épisodes  de la lutte de libération nationale  qui ont abouti au Protocole du 20 mars 1956 ». La refonte s’avèrera significative à bien des égards. C’est dans ces interstices que l’on saisira plus nettement le pourquoi et le comment de notre histoire contemporaine. Autrement dit, c’est dans  le remaniement  des textes et le réajustement  des perspectives que l’on peut aujourd’hui lire, d’une part, la stratégie de ces historiens qui étaient tout naturellement  dans la mouvance nationaliste de l’époque, mais qui étaient dans le même temps soucieux d’honorer leur métier d’historiens. On percevra plus clairement sans doute, d’autre part, la stratégie d’un régime toujours très attaché à l’idée de «  l’unité nationale », mais de plus en plus personnalisé et  hégémonique.

Fortement remaniée, la première édition a surtout été enrichie par  une histoire culturelle du pays sous le Protectorat. C’est l’apport principal de cette réédition.  L’enseignement et la culture s’y trouvent totalement réhabilités. Rabâa Ben Achour y  apporte un éclairage décisif sur l’école et sa modernisation et sur les principaux  représentants de la vie intellectuelle de l’époque. Cette facette, il est vrai, a été étudiée ça et là, mais souvent très partiellement. Le texte de Ben Achour a l’avantage d’en reconstituer l’unité et surtout d’expliquer la dialectique entre Modernité et Tradition dans la formation de l’intellect tunisien contemporain.

 La contribution d’Ali Louati sur la peinture du chevalet est de tout premier ordre : jusque-là prisonniers des ouvrages spécialisés, les Aly Ben Salem, Ammar Farhat, Yahia Tourki, et autres deviennent plus accessibles et font désormais partie de la culture générale. Dans cette présentation, qui se veut simple et claire,  Louati souligne la mutation picturale qui a conduit ces créateurs à s’affranchir progressivement du modèle colonial(le Salon de Tunis). Plus enclins à s’inspirer de la réalité locale, de nombreux artistes ont, en effet, contribué à « tunisifier » la peinture. Quand au musicologue, Mourad Sakli, il s’emploie à concilier l’exigence savante qui consiste à décrire  les caractéristiques techniques de la tradition musicale  en Tunisie  et le souci de les vulgariser. Au-delà du paysage musical et de ses principaux protagonistes, Sakli nous fait mieux comprendre les différences entre le Mâlûf, la musique confrérique et la musique ethnique, entre la «  firqa classique » et la moderne. Il est à noter enfin que, sous l’ère coloniale, l’effervescence culturelle de la Régence devait beaucoup également aux artistes tunisiens issus des minorités non arabes.

                                      Chaâbane Harbaoui