Houcine Alwed, Rawaih al madina, (Les Odeurs de la ville), Sud Editions, » Ouyoun al Moassara », 2010, Tunis, 363 pages, prix : 13 DT, ISBN978-9938-01-021-3

 

Le parcours de Houcine Alwed, comme Professeur et critique de la poésie arabe classique, était déjà exceptionnel. Mais tout à fait prévisible depuis la publication de sa thèse sur Al Mutanabbi en 1986. C’était, à vrai dire, plus qu’une thèse académique, un point de vue ouvrant la poétique arabe sur la pluralité des lectures. Les autres essais sur Bachar et Abou Tammam l’ont conforté depuis dans un choix et dans une spécialité. Sur cette voie, Houcine Al wed, aussi exigeant dans sa démarche que régulier dans ses publications, cheminait presque seul. Le roman qu’il vient de commettre récemment le rend toutefois atypique.

 

 

Il a signé il y a, en effet, quelques mois chez Sud Editions son premier roman sous le titre de Rawaih al Madina(Les Odeurs de la ville). Surprenant revirement aux yeux de ses étudiants et lecteurs, surtout pour ses anciens collègues et amis. Ah le malin ! Il a troqué l’auguste voix professorale contre la plume du romancier-conteur ! C’est dire, avec autant de plaisir que de surprise, qu’on ne l’attendait vraiment pas sur ce terrain. Sans doute cet homme très discret pratiquait-il son péché romanesque depuis longtemps, mais en secret.  Mieux encore, il semblerait, à la lecture de son roman, qu’il ait longtemps réfléchi et surtout travaillé sur sa forme avant de le livrer à l’éditeur. Ce premier texte publié, je soupçonne son auteur d’en avoir écrit bien d’autres qu’il se serait empressé de mettre dans son tiroir ou jeter à la poubelle. Houcine Alwed ferait partie de ceux qui, parce qu’ils ont une haute idée de l’écriture romanesque, rechignent à se faire publier et écrivent loin des regards, souvent dans une sorte de clandestinité. S’il a pris tout ce temps avant de s’exposer au regard public, c’est sans doute pour cette raison ou pour une autre du même ordre. En tout cas, son récit dégage, en plus des odeurs fortes de la ville, une grande ambition, bien réelle celle-là : écrire le roman autrement, le concevoir en dehors du narratif en usage. Et ce n’est nullement une prétention de jeunesse tardive, ni un projet doctrinaire à la Robbe- Grillet.

C’est un roman, mais d’un romanesque peu habituel, voire insolite. Une fable moderne de la même veine que la Route de Cormac McCarthy et Moudoun Al milh d’Abderrahmane Mnif. Rawaih al Madina appartient à ces textes qui vous tombent sur la tête sans prévenir, qui ne ménagent pas votre confort de lecture habituel, qui prennent même le risque de vous tomber des mains si jamais vous manquez de souffle pour pousser la lecture un peu plus loin que les vingt ou trente premières pages. Tant pis pour vous si le texte vous file entre les doigts ou s’il parvient, par la candeur amusée de son narrateur, à vous flouer, à vous dévoiler en flagrant délit votre propre conformisme littéraire. Parce que Houcine Alwed aime les épithètes et s’en sert généreusement, parce qu’il s’impose le pari d’écrire uniquement dans la langue du nez, on pourrait facilement suspecter son style de préciosité littéraire ou d’ornement rhétorique superflu. Surtout que le romancier se fait manifestement aider par le professeur d’arabe. Celui-ci glisse à celui-là, de temps à autre, une tournure ou un phrasé narratifs hérités des anciens. Alwed ne s’en cache pas. De ces risques de malentendus, de ces appréhensions initiales, il est conscient. Et il ne s’en offusquerait pas. En fait, il mise sur une écriture persévérante qui, pour mettre en place son univers spécifique, ne semble réclamer du lecteur qu’une disponibilité momentanée. Mais le projet de Houcine AL Wed qui émerge lentement au fil des pages ne tarde pas à vous séduire notamment par le souci constant, patient, voire opiniâtre de faire des sections de son texte une partition savamment maîtrisée tant au plan du style qu’au niveau thématique.

Le roman est en fait l’histoire d’une ville à travers ses effluves. Le narrateur, qui en est originaire, raconte la vie de ses habitants en analysant les odeurs qu’elle exhale. Elle n’a pas de nom, ni ne sert de cadre spatial à une intrigue particulière. Cependant, on la reconnaît aisément tant sa topographie est précise dans le roman. Si le narrateur omet souvent de mettre sur les lieux des noms propres, c’est qu’il se refuse au jeu d’identification réaliste et appauvrissant. Cette petite ville du Sahel tunisien a beau crier sur tous ses toits ses spécificités qui la distinguent des cités voisines, elle a, un peu comme tout le monde, son marabout, son marché hebdomadaire, sa vieille mosquée, sa prison et son bordel. Elle est la parabole des autres villes. Elle est surtout la fable de tout le pays. Le narrateur y joue surtout le rôle d’un gros nez à l’affût des changements olfactifs survenus depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Les mutations sociales, politiques et économiques se mesurent à l’aune de ses narines toujours aux aguets. De même, les odeurs changent au gré de l’air du temps. Pour fixer dans le texte la gamme des émanations urbaines, Houcine Alwed malaxe les mots, triture les qualificatifs et soigne ses reprises pour dérouler enfin, tel un radar ultra -son, le prisme sensitif de l’odorat. Ainsi l’auteur s’introduit-il, grâce à ce savoir-faire narratif, dans des contrées que nos romanciers ont rarement foulées.

Pourtant on parle beaucoup dans le roman d’Alwed. Le discours de son narrateur se nourrit d’un dire collectif où l’allégorie rejoint l’anecdote, où la rumeur, les qu’on- dira-t-on rivalisent avec les balivernes les plus saugrenues. Dans cette ville, on prête l’oreille aux sornettes, on débite sur les habitants des villages voisins, sur le compte des régimes politiques qui se succèdent les sobriquets les plus sournois. C’est que l’on a la langue souvent verte. Mais dans la bouche des uns et des autres, la verdeur des propos, à la tunisienne, opèrent comme une marque de distanciation vitale par rapport à soi-même et par rapport au vécu collectif. Comme si leur verdeur linguistique les protégeait contre les illusions répétées et les utopies de tout bord. La petite cité souffre néanmoins d’un gros complexe. Bien qu’elle soit de plus en plus urbanisée, on lui dénie le statut de ville. Et ses habitants de s’enflammer trop vite à la défendre contre la hargne de ses détracteurs ; ils font tour à tour l’apologie de la vieille mosquée, de la prison locale et du bordel colonial en les présentant comme les vestiges d’une urbanité ancienne confortée par une modernisation technologique. Bien qu’ils soient fiers de leurs ancêtres et qu’ils en rajoutent pour les valoriser, ils ne sauraient enterrer tout à fait les histoires scabreuses et surtout peu glorifiantes qui furent, dirait-on, à l’origine de leur petite cité. La légende noire du fameux Younes Ben Ghanma, brigand et gouvernant de naguère, hante encore les esprits. De l’ère coloniale à celle du Renouveau en passant par l’époque de l’Indépendance, on se méfie muettement de l’administration centrale et de l’autorité sous toutes ses formes, comme de la peste.

La fable s’achève sur une vision apocalyptique quand la Sebkha déjà très polluée est totalement abîmée par des forages pétroliers à l’abandon. Elle déverse sur la région ses odeurs putrides et ses poisons mortels causant la mort de ceux qui n’ont pas eu le temps de déserter la maudite cité. Si dans Rawaih al madina l’histoire prend fin, le récit demeure inépuisable tant il se fait l’écho de l’Histoire sérieuse, de la légende et des pots-pourris. Son narrateur nous nargue à nous répéter au début de chaque chapitre qu’il ne décrit pas (ou n’aime pas décrire) les odeurs de sa ville tout en les décrivant. L’usage intensif qu’il fait de la prétérition, de la litote et de l’allusion amplifie considérablement les plages narratives encore inexplorées et promises à d’autres romans.

Chaâbane Harbaoui