Yamen Manai : La marche de l'incertitude, Editions Elyzad, 2010


Edité en France en 2008, La marche de l’incertitude de Yamen Manai avait obtenu le comar d’or du meilleur roman tunisien en langue française la même année. Il vient de connaître une deuxième édition, cette fois en Tunisie, chez les Editions Elyzad. C’est une occasion pour nous de nous rafraîchir la mémoire et d’inviter le lecteur à (re)découvrir cet important roman qui se distingue autant par l’originalité de son approche narrative que par la qualité et le courage de son appréhension du réel tunisien.

 

La plupart du temps, le hasard nous dérange, voire même nous inquiète, tant il nous livre à l'incertain et à l'aléatoire. On parle alors de providence, de destin, de fatalité, de contingence etc.


Albert Einstein compare cette force imprévisible à un dieu qui se promène incognito. Aussi la vie elle-même ne serait-elle pas alors une formidable machine aveugle et redoutable, puisque le hasard y joue un rôle d’autant plus déterminant qu’il façonne, sans raison apparente et au gré de subtils détours, le destin des uns avec la connivence souvent inconsciente des autres.

Et c'est bien ce hasard qui sera au cœur du roman "la marche de l'incertitude" du jeune mathématicien tunisien établi en France Yamen Manai. En effet, Le roman est une sorte d’enchâssements ininterrompus de circonstances ou de situations. Ces dernières tissent, à la faveur d’une laborieuse configuration et moult surprises, des rencontres, des histoires et des destins, tous mus par les impénétrables lois du hasard.

Le roman La marche de l’Incertitude est organisé autour de deux pôles : un homme et une femme, Christian et Marie, tous deux remués intérieurement par un combat douloureux entre le cœur et la raison, ou encore entre l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie. D’un côté, Christian, jeune orphelin, élevé par un héros de guerre en retraite, est devenu physicien tout à fait par hasard. Affolé à l'idée de perdre le colonel, considéré comme son unique famille et qu’il croyait être son véritable grand-père, Christian commence dès son jeune âge à s'intéresser aux lois de la thermodynamique. Il est fasciné par les théories de Boltzman, un physicien autrichien du début du XXème siècle qui considère les théories scientifiques comme des « images du monde » susceptibles d'évoluer en fonction de notre cadre culturel. Le rêve de Christian consistait à inventer une théorie axiomatique, certes simple, voire naïve dans ses intentions affichées, mais laborieusement structurée et démontrée selon une approche déductive que l’auteur résume ainsi : "Tout être humain est une molécule à plus grande échelle. Les lois de la thermodynamique s'appliquent sur tout type de molécules, donc en particulier sur les êtres humains". Les travaux de recherche visant à démontrer la théorie de l’antimatière ont valu à Christian le prestigieux prix Nobel de Physique.

De l’autre côté, Marie. Elle avait découvert aussi par hasard, à l’âge de 12 ans, un goût insoupçonné et immodéré pour les sciences et les mathématiques.Mais Marie est toujours habitée par une peur cachée du surnaturel et de la non maîtrise de son propre sort. C’est pourquoi, elle s’est appliquée à analyser les événements afin de conjurer l’incertitude et de tempérer l'inquiétude engendrée par les aléas. Pour elle, comme l’a déjà affirmé Galilée au XVIIème siècle, « l'univers est écrit en langage mathématique ». Sa théorie consistait à considérer tout être humain comme une fonction mathématique et par conséquent décomposable à la manière des séries de Fourier[1], outil pratique, aux yeux de tous les mathématiciens, parce qu’il permet de faire des calculs sur des fonctions bizarroïdes. Cette approche consiste à transformer une fonction quelconque en une somme de fonctions périodiques appelées signaux élémentaires, plus simples à étudier et dont les propriétés sont connus.

Mais comment le hasard peut-il déclencher l’intrigue et déterminer l’itinéraire respectif des deux protagonistes du roman ? A l’instar d’un catalyseur dans une solution moléculaire ou d’une intégrale dans une fonction mathématique, le hasard peut aussi faire en sorte que les trajectoires des personnages finissent non seulement par se croiser, mais aussi par forger le destin de chacun d’eux, autant dans la vie que dans le récit.

Ainsi, pour son premier roman, Yaman nous offre-t-il une sorte de fantaisie romanesque qui parvient à enrober la démonstration mathématique dans une subtile composition narrative. En effet, entre les hypothèses déterministes et les suggestions purement livresques, entre les inventions fictionnelles et les vérités scientifiques, M Manaï fait preuve de deux qualités majeures : l’art du conte et la rigueur du pragmatisme. Dans ce cas, une équation mathématique serait à la base tout à la fois d’une théorie scientifique, d’une vérité ontologique et d’une composition littéraire ou artistique. La frontière entre la science et l’art s’estompe, puisque la rigueur de l’une viendrait éclairer la poésie de l’autre, et réciproquement. Autrement dit, La marche de l’incertitude tisse une série d’événements et d’actions où transparaît une approche ambivalente qui renvoie à la double dimension du livre : le fictionnel et le scientifique.

Pour saisir de plus près l’enjeu du roman, essayons de reconsidérer le roman sous un angle purement scientifique, selon le concept de mathesis[2], en prenant appui sur les phénomènes et les vérités scientifiques décrits dans ce texte et qui méritent qu’on s’y arrête.

En 1928, Dirac[3] développe une théorie qui montre que lorsque la matière est créée, une quantité égale d'antimatière, dotée des propriétés exactement opposées, doit être créée en même temps. Il a ainsi associé à chaque particule élémentaire une jumelle quasiment identique, mais de charge opposée, appelée antiparticule. Cependant, une "antiparticule" ne peut exister de façon stable, car dès qu'elle rencontre la particule de matière opposée, elle s'annihile et libère autant d'énergie que celle produite lors de la combustion de quelques milliers de tonnes de charbon. Dans le même ordre d’idées, les atomes et les molécules qui constituent la matière vivante sont liés entre eux par plusieurs types de liaisons plus ou moins intenses. En plus, ils sont animés d’un mouvement incessant, quel que soit l’état de la matière (gazeux, liquide ou solide). Ce mouvement est d’autant plus énergique et chaotique que la température est souvent élevée.

Le roman de Yamen Manai est d’autant plus une application de cette théorie que les personnages de ce livre sont assimilés à des molécules qui tendent à retrouver leur état d’équilibre et à subir le sort que leur réserve le destin. En effet, Christian est, sans le savoir et à travers ses travaux sur l’antimatière, à la recherche de son antiparticule qui n’est personne d’autre que  Marie. Cette dernière essaye, à son tour, de montrer par des formules statistiques et des combinaisons probabilistes, que son chemin, comme celui de Christian, devraient converger, après avoir divergé onze ans plus tôt.

Le roman se termine par un Happy end, comme pour détacher le hasard de son enveloppe mystérieuse et lui conférer une certaine aura d’optimisme, selon la fameuse phrase d’Honoré de Balzac: « Les gens qui veulent fortement une chose sont presque toujours bien servis par le hasard », ou selon le verset coranique répété dans ce livre à maintes reprises : « il se peut que vous ayez l'aversion pour une chose alors qu'elle vous est un bien ».

La marche de l’incertitude est une invitation ouverte à une marche associée entre des humains, comme elle peut être assimilée à un acte divin. Mais elle conduit à domestiquer l’incertitude, parce qu’on parvient à en élucider tout le mystère et à lui conférer un sens. Dans cette perspective, la marche serait le signe d'une action bienveillante d’un Créateur démiurge ou d'une Puissance supérieure, celle de l’Incertitude.



[1] Joseph Fourier, né le 21 mars 1768 à Auxerre et mort le 16 mai 1830 à Paris, est un mathématicien et physicien français, connu pour ses travaux sur la décomposition de fonctions périodiques en séries trigonométriques convergentes appelées séries de Fourier. Ces travaux, qui apportent une grande amélioration à la modélisation mathématique de phénomènes, ont contribué aux fondements de la thermodynamique.

[2] Mathesis (du grec) indique l’action d’apprendre et le désir d’apprendre, et son pluriel mathesis indique la connaissance et la science.

[3] Paul Adrien Maurice Dirac est un physicien et mathématicien britannique né le 8 août 1902 à Bristol et mort le 20 octobre 1984 à Tallahassee, Floride (États-Unis). Il est l'un des « pères » de la mécanique quantique et reste célèbre pour avoir prévu l'existence de l'antimatière.

Mahmoud Osman Turki