Alain Nadaud, D’écrire J’arrête, éditions Tarabuste, (France) 2010,135 pages

 

Après une riche production littéraire et de nombreux titres à son actif, voilà que le personnage narrateur, un certain Nadaud qui porte le même nom que l’auteur annonce, à la surprise générale de son entourage, sa décision d’arrêter d’écrire.

Pour Sadika, sa campagne, comme pour ses amis, il est difficile d’admettre cette brusque volte-face à son noble statut d’écrivain. Cela est d’autant plus important que l’oeuvre de Nadaud suscite un réel intérêt aussi bien auprès du public des lecteurs que chez les académiciens ou les jeunes chercheurs.

Nadaud qui a fui l’agitation parisienne et les sourdes manœuvres des éditeurs rapaces a préféré s’installer en Tunisie dans la douceur d’un silence studieux et parfaitement propice à la création. Alors pourquoi ce coup d’arrêt à l’écriture ? Panne d’inspiration ? Désespoir face à l’injuste cécité des jurys littéraires ? Crise de la littérature après la grave érosion du lectorat ? A ces questions posées et reformulées au gré de diverses nuances, le narrateur est contraint à justifier son abdication. Et c’est précisément la situation de l’écrivain en procès qui va fournir la trame et la matière du récit.

Paradoxe d’une situation où le renoncement à l’écriture nourrit l’écriture. C’est ce que la rhétorique classique désigne sous le nom de prétérition ou paralipse qui est une « figure du discours par laquelle le locuteur met en relief une idée en prétendant ne pas la développer ».

Subtil détour romanesque où l’abandon de la création régénère un autre discours littéraire, cette fois forcément dialogique dans la mesure où il se rattache au traditionnel dispositif de l’agora. C’est donc dans la cité et sur la place publique que la parole se déploie, aux prises avec le vécu social et dans la confrontation avec les choses et les objets. Dans ce sens, Alain Nadaud réactualise à sa façon le dialogue platonicien, puisque, tout au long du roman, la tâche du narrateur consistera à se justifier auprès de ses interlocuteurs qui épousent une thèse opposée et s’accrochent à la doxa et à ses valeurs communément partagées : un écrivain a l’impérieux devoir de continuer inlassablement à écrire.

Le sacerdoce que présuppose la création littéraire ne peut en aucune façon justifier qu’on y renonce, car cesser d’écrire c’est, d’une certaine manière, trahir une noble cause. Mais alors pour quelles raisons y a-t-il renoncé ? Pressé de répondre à ses interlocuteurs, le narrateur revisite son oeuvre et s’auto examine en déployant une vaste armada d’arguments afin de chasser tels préjugés ou gommer telles insinuations. C’est pourquoi à chaque nouvelle réponse, il invente de nouvelles nuances au gré du statut de chaque interlocuteur, selon la nature ou l’intensité du réquisitoire qui lui est adressé. Autrement dit, l’enjeu du roman est essentiellement rhétorique, argumentatif qui va se déployer en fonction des interférences que l’écriture tisse avec le décor de chaque nouvelle rencontre. Ce décor, c’est la Tunisie d’aujourd’hui dans ses composantes sociale, urbaine, naturelle ou archéologique.

Si le plaidoyer de l’écrivain a pour objectif de défendre les raisons de son renoncement, son argumentation est construite autour d’une trajectoire topographique : on passe de la résidence, où l’écrivain informe sa compagne de sa décision d’arrêter d’écrire, à la soirée chez des amis coopérants à Sidi Bou Saïd, avant de nous conduire dans les jardins d’une ambassade. Le narrateur parcourt ensuite le centre de Tunis, emprunte le train TGM et revisite ainsi les stations de la ligne de Tunis-la Marsa. Il profite également de la visite d’une amie française, écrivaine, pour l’accompagner au site archéologique de Carthage.

Le champ de cette mobilité s’élargit encore davantage à mesure que l’opposition augmente si bien que tout le pays, de Tunis à Djerba, se trouve ainsi happé par ce besoin de se défendre, comme si le renoncement à l’écriture conduisait à passer d’un état d’enfermement au vertige de l’errance. Là, l’écriture se mue en miroir stendhalien qui reflète et capte tout sur son passage, les gens, les paysages, les couleurs et leurs subtiles nuances. Ce qui offre au narrateur l’occasion de composer une belle satire des cercles mondains, de faux intellectuels, des cabotins affichant le vernis d’une trompeuse vie culturelle. Là, l’écriture s’interroge sur sa véritable vocation comme si le spleen qui affecte l’écrivain narrateur avait pour raison inavouée l’absence d’un ancrage ou d’une filiation avec une tradition littéraire. Cette filiation, le narrateur la reconnaît dans une certaine mouvance littéraire qui a pour cadre la Tunisie antique ou celle d’aujourd’hui, comme en témoignent les discrètes allusions à L’Enéide de Virgile, à Salammbô de Flaubert ou encore aux Choses de Perec… De ce point de vue, le sujet du roman de Nadaud n’est pas autre chose qu’une interrogation sur l’écriture romanesque, car autant sa démarche favorise, à des degrés divers, le dialogue ou les interférences avec plusieurs romanciers, autant elle tisse un jeu de miroirs, voire une parenté intime avec l’univers de Beckett. Dans ce dernier, l’impossibilité de dire nourrit la parole et fournit au texte son sujet central et obsédant. Cette parenté, Nadaud la découvre par un étrange détour. Il rêve d’avoir écrit un texte qui porte un titre singulier et inintelligible : Eleuthéria princesse morte. Il lui fallait déchiffrer ce songe, en décrypter le sens et en cerner les composantes à la faveur du lien supposé entre l’expérience littéraire de Nadaud et la pièce de Beckett. C’est ce que le roman D’écrire j’arrête s’obstine à élaborer à travers les méandres d’une conscience qui s’interroge sur la place et le rôle de la littérature dans le monde d’aujourd’hui, avec comme toile de fond un profond sentiment de désenchantement et de lucidité tragique : « Je n’ai aucune intention de revenir sur ma décision d’arrêter d’écrire. Surtout pour un roman qui aurait à nouveau l’Antiquité ou l’archéologie pour cadre. Mon séjour à Paris m’a confirmé dans le sentiment que le statut d’écrivain va devenir à mesure une notion périmée. Dans le cadre de la révolution numérique dont nous commençons à subir les effets, l’auteur, à savoir celui qui se porte garant du contenu de l’oeuvre –au sens latin du terme, celui qui fait autorité - , n’est plus qu’une sorte d’incongruité, un empêcheur de surfer en rond. Comme l’avait prévu Roland Barthes, une espèce en voie de disparition ».

Kamel Ben Ouanès