Dégage, La révolution tunisienne (livre témoignage). Editions Alif (Tunisie) et Du Layeur (France), 240 pages, avril 2011.

 

Comment cerner les implications multiples qui avaient déterminé et façonné la révolution du 14 janvier ? La tâche n’est pas commode, non seulement parce que l’événement est d’une telle ampleur qu’il serait difficile d’en mesurer les composantes dans le feu de l’action, mais aussi parce qu’il faut bénéficier au préalable d’une distance requise du temps, afin de pouvoir l’analyser à sa juste valeur.

 

 

Et pourtant, l’entreprise ne manquait de légitimité : elle a été initiée avec le même enthousiasme et la même fougue qui avaient nourri la révolution, puisque l’objectif de l’équipe qui a élaboré cet ouvrage était de transposer les rumeurs et les frémissements de ce grand événement sur le vif, à chaud, instantanément, comme si le pari n’était pas de composer un tableau illustré de ces journées indélébiles, mais plutôt de capter les émotions des uns, la fébrilité joyeuse ou inquiétante des autres, et surtout d’accueillir des voix qui finalement retrouvent la libre voie de crier leur colère, chanter leur délivrance, confesser leur douleur, se réconcilier avec eux-mêmes et renaître dans l’espace de l’agora. Car la révolution est avant tout une parole libérée. C’est ce principe que le livre Dégage s’applique à démontrer, en invitant une centaine de Tunisiennes et de Tunisiens à témoigner, à dénoncer, à rêver et à dire leur espoir dans l’avenir. Le résultat est impressionnant. La polyphonie tisse un réel forum où les discours fusent de partout, et cheminent tous, comme à travers une harmonieuse concorde souterraine, vers un idéal commun : chasser le dictateur et ses acolytes et scander en chœur un hymne à la liberté et à la dignité.

Comment dire cette liberté ? Il n’y a pas de modèle uniforme. Toutes les nuances sont admises : la confession, le témoignage, le discours politique, le reportage, l’entretien, la caricature, la peinture, et surtout la photo. Oui, la photo immortalise les gestes, suspend les postures et réverbère la silhouette de ces milliers de tunisiens descendus dans la rue pour crier ensemble ce mot magique, emblème de la révolution tunisienne : D E G A G E.

Il y a ici des portraits anonymes. Là un mouvement de foule. Et puis quelques clichés d’une force épatante (tank aux pieds de la statue d’Ibn Khaldoun, une chaleureuse étreinte entre un soldat et un citoyen, et une large vue panoramique de la foule des manifestants dans l’avenue Habib Bourguiba). Là, le reportage se transforme en document historique, ou mieux encore en une dramaturgie ardente qui s’étend à l’échelle de la ville.

Toutes les catégories sociales et professionnelles avaient pris part à ce forum : le cadre et l’ouvrier, l’étudiant et l’artiste, l’homme politique et le chanteur humoriste, le poète et le scientifique, l’universitaire et le manœuvre. Le but consiste à remodeler sans cesse le ton de la parole, à épouser diverses nuances et ramener la multitude à se réunir et se fondre en un corps unique et homogène. Si bien que la lecture de ce livre s’apparente à une randonnée dans une forêt foisonnante où chaque intervention serait l’équivalent d’un arbre qui sollicite votre bienveillante attention et vous invite à prendre une pause sous l’ombre de son feuillage. Celui-ci vous confie les conditions de sa détention dans les geôles de Ben Ali. Celui-là rend hommage à la bravoure et à l’engagement de la jeunesse. Un autre raconte le récit de quelques jours où la terreur a fait une valse étrange avec l’exaltation révolutionnaire…

Mais Dégage est aussi une chronique dépouillée des événements : du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Il nous propose également un dossier sur la Tunisie sous Ben Ali, avec ses institutions défigurées, son information sous haute surveillance, son patrimoine combien riche mais pillé. Dégage apporte enfin un éclairage précieux sur un pan de notre histoire enveloppé dans un voile d’amnésie et sur les potentialités humaines et matérielles que la Tunisie doit réhabiliter dans la perspective d’un avenir que nous voulons parfaitement au diapason des valeurs de la révolution de 14 janvier.

Kamel Ben Ouanès