Kamal Ben Hameda, La Compagnie des Tripolitaines, roman, Elyzad, Tunis, 2011, 109 pages, prix : 11.900DT (14.90E), ISBN : 9789973580344.

 

Ce n’est, à vrai dire,  pas tout à fait un roman. Traitant de la destinée quasi collective d’une foule de femmes, Kamal Ben Hameda a choisi de ne pas camper ses personnages dans les péripéties d’une intrigue romanesque. Mais c’est un beau récit dans lequel l’enfant Hadachino raconte le quotidien des Tripolitaines, à travers l’expérience  de sa propre mère et des femmes du quartier dans les années soixante.

Hadachino, « l’enfant aux mille questions, toujours curieux comme un pou », ne voulait pas grandir ou refusait de l’admettre. IL se pendait après sa mère, épiait toute la compagnie. Il adorait écouter aux portes, notamment lorsque les amies de sa mère venaient chez elle  prendre le thé ou s’offrir le temps de manger  ensemble leur  mets préféré en se racontant des histoires saugrenues. Tante Nafissa, qui avait la langue plutôt verte, en raffolait. Pris souvent en flagrant délit, le petit garçon  essuyait tout naturellement de temps en temps les remontrances de ses fameuses «  tantes ». Sans plus. En fait, elles en tiraient un malin plaisir. Elles le grondaient assez mollement. Au fond, elles avaient besoin d’être vues et écoutées. Hadachino les côtoyait tellement qu’il en avait fait un mode d’existence, une façon d’être. Il était aussi cloîtré qu’elles et quand il lui arrivait par contrainte de sortir, c’était pour y revenir aussitôt. Dans La Compagnie des Tripolitaines, ce  regard complice, de part et d’autre, fait tout le charme des épisodes racontés.

Le narrateur, qui n’est autre que Hadachino l’adulte, lui non plus, ne semble pas vouloir s’arracher à ce monde. Il essaie de le recomposer selon la perception de l’enfant qu’il était. La poésie du texte y est pour beaucoup, elle l’aide à remonter aux sources de l’innocence perdue. Le récit poétique de Kamal  Ben Hameda relate moins les faits qu’il ne restitue les effets affectifs et sensoriels de cette cohabitation prolongée avec elles. Désignée très affectueusement par le mot « tantes » dont le sens va bien-au-delà des liens de sang ou de parenté, cette gent féminine donne de la voix pour se raconter et s’identifier mutuellement. Juives, arabes et berbères, elles se reconnaissent plus aisément dans une vieille éthique du voisinage qui fondait le Tripoli de jadis. La mère confie à son fils l’attachement qu’elle voue à Jamila : «  Jamila, insiste-elle, c’est plus que ma sœur, c’est mon âme, mon secret. Nous sommes nées dans la même ruelle. Nous sommes allées à l’école italienne ensemble, puis lorsque Mussolini est venu avec les années de disette et la misère, ensemble nous avons perdu nos cheveux, et quand ils ont repoussé, nous nous cherchions mutuellement les poux, les seuls à prospérer dans la situation ». Elle parlera à son fils de toutes les autres, dans la suite du texte,  avec autant de passion et d’émotion.

Hameda, l’auteur de ce petit livre,  aurait pu tout aussi bien l’intituler « Du côté de chez ma mère », tant la figure de la mère y fédère ces parties de plaisir exclusivement féminines. Il a le goût très proustien d’activer la mémoire affective pour faire d’une demeure familiale un lieu de rencontres conviviales, l’enjeu d’un récit itératif et ouvert. Mais les histoires que raconte Hameda ne sont ni mondaines, ni parisiennes. Elles sont bien tripolitaines grâce aux odeurs de la ville, à la beauté intérieure de ces femmes éprises de liberté mais prisonnières d’un monde où la tradition avait force de loi.

Elles s’appellent Nafissa ; Fella, Siddena, Tuna, Zohra, Signora Filomena et autres.   En fait, dans La Compagnie des Tripolitaines, le cercle des femmes chéries ne cesse de s’élargir  au fil des pages. Hormis la scène inaugurale et très masculine, celle de la circoncision, où ils viennent assurer le rituel qui leur est dévolu par la tradition, les hommes aux portraits sommaires et  souvent négatifs vivent, quant à eux, le clair de leurs journées, voire de leur vie, dans le dehors comme s’ils avaient ainsi raté quelque chose d’essentiel, de définitif. Dans le texte de Ben Hameda, les hommes n’ont pas de visages. Ils n’ont  presque pas de noms. Ils logent aux recoins les plus reculés du récit et dans l‘ombre de ces Tripolitaines aussi imposantes les unes que les autres. Non que celles-ci cherchent  volontairement à les marginaliser. Loin s’en faut. Elles ont plutôt les hommes dans l’âme ; elles  les portent dans leur chair. Mais on dirait que dans La Compagnie des Tripolitaines les deux sexes, masculin et féminin, ne se croisent que pour assurer la pérennité de la tribu par la reproduction et  la filiation. Rien en dehors de ces deux fonctions cardinales. Les quelques histoires d’amour y finissent en queue de poisson. La mère de Hadachino, à l’instar des autres, revoit son mariage comme une dépossession progressive et intolérable de sa beauté ; elle le vit comme une dépossession d’elle-même. Certes, le narrateur est nostalgique  des menus détails qui structuraient  son enfance, il s’emploie alors  avec un plaisir certain à les réactiver  et à en goûter le souvenir. Mais la joie de ces retrouvailles à travers le récit n’atténue nullement  le procès qu’il fait très ouvertement de la vie d’alors.

Le Tripoli de Kamal Ben Hameda s’avère être un enfer. Non seulement à cause du « soleil torride qui ravageait le pays ». Les temps aussi y sont rudes, les cœurs des hommes  presque arides et ceux des femmes asséchés à cause de l’oubli, de la négligence et surtout de la monotonie. Le tout se transforme en une sorte d’indifférence généralisée qui semble éternelle, intolérablement éternelle. Aussi le livre de Ben Hameda doit-il se lire d’abord  comme un témoignage sur l’amitié au féminin. Parce qu’il s’emploie à restituer une féminité en débris et qu’il évite dans le même temps les pièges des grands discours féministes, Ben Hameda rend à leur communion secrète un hommage discret mais poignant.

En racontant la « compagnie des tantes » sur le mode collectif, il inscrit son texte dans une forme narrative suffisamment  ouverte où il combine témoignage historique et autobiographie littéraire. C’est que ses Tripolitaines, tragiques mais sereines, participent à la fois de l’Histoire  et du drame personnel.

Chaâbane Harbaoui