Houcine EL Oued, Saadatouhou Asseyd al Wazir( Son Excellence Monsieur le Ministre), Sud Editions, «  Ouyoun al moassara », 2011, 265 pages, prix : 13 D.T, ISBN : 978-9938-01-049-7.

 

Ce roman, au titre très politique, a hiberné longtemps dans les tiroirs de son auteur sous l’ancien régime. Il paraît à l’heure même où la Révolution gronde. Quelle belle revanche du romancier sur l’Histoire !

 

 

 

Hormis l’artifice du paratexte, Son Excellence Monsieur le Ministre est une scène exclusivement judiciaire : un ministre pourri est traduit en justice. Il passe aux aveux en dévoilant la corruption généralisée qui sévit en Tunisie et dont il a été à la fois l’auxiliaire volontaire et le bouc-émissaire. L’époque n’y est pas précisée, mais tout réfère au système mafieux et familial du régime déchu : types de personnages, genres de discours et de malversations, etc. Dans le roman, celui qui tient le premier rôle est à la fois ministre de l’environnement et cousin maternel du premier ministre. La jonction entre ce portefeuille et ce lien de parenté en dit long sur la collusion entre la réalité et la fiction. En effet, ces deux renseignements ne sont pas sans rappeler le signalement d’une personnalité politique d’alors.

Les repentis de l’ancien régime n’ont pas encore parlé. Mais pour ceux qui ont lu le roman, il serait difficile d’imaginer leur discours de repentance en dehors de la parole de ce personnage romanesque. Celle-ci contient potentiellement ceux-là, comme si la fiction devançait, d’une certaine manière, l’Histoire, comme si elle annonçait la future justice transitionnelle toujours revendiquée, toujours promise mais pas encore inaugurée. On pourrait y voir également une consécration de Houcine El Oued en lui attribuant le rôle du visionnaire. Bref, il ya tout lieu de s’en réjouir, pour cet auteur converti tout récemment au roman.

Seulement voilà, ce genre de lecture est passé de mode. Et El Oued ne se prend pas pour plus grand qu’il n’est. Ce n’est plus gratifiant, en effet, pour un roman d’asseoir sa réputation sur la seule grandeur de l’événement historique, fût- il la Révolution. Je pencherais même à croire que l’après 14 janvier risquerait de léser quelque peu le texte  de Houcine El Oued dans le sens où ce que l’on sait aujourd’hui par les media des malversations commises enlève fatalement à Son Excellence Monsieur Le Ministre la primeur des faits et la fraîcheur des scandales. Non, la force de ce roman ne réside pas tant dans la complicité qu’il entretient tout naturellement avec l’événement politique. Ce roman aurait sans doute servi la Révolution s’il avait paru avant qu’elle n’advînt. On l’aurait lu comme une œuvre engagée, voire comme une œuvre de propagande en sa faveur.  Mais dans la mesure où il est publié alors qu’elle n’est pas encore achevée, il échappe à toutes ces servitudes pour faire de l’événement public son rival ou concurrent.

Dans sa phase transitoire, la Révolution est toujours dans les brumes. Ses doléances contre la corruption de l’ancien régime sont encore passionnelles, chaotiques, cathartiques. Elles donnent tantôt dans le vacarme général et populiste, tantôt dans les coups d’éclat médiatiques. Le texte d’El Oued, quant à lui, donne à lire un discours de la méthode ou plutôt un discours sur la méthodique démolition de l’Etat tunisien par les siens : la repentance de ce ministre va bien au-delà d’une simple reconstitution narrative des erreurs commises. Elle se veut surtout une restitution quasi archéologique de toute une entreprise bien huilée, aux agents hautement qualifiés dans le détournement et des consciences individuelles et des fonds publics.

A en croire El Oued, ces voyous de l’intendance générale ne sont pas tombés de la dernière pluie. Ils ont leurs ancêtres ; ils ont leur généalogie dans notre Histoire. Au fil de la lecture, se profilent alors, comme sur une toile de fond, des figures de sinistre mémoire : Khaznadar, Chemmama et Ben Ayed. Mais ni les spoliateurs d’aujourd’hui, ni ceux d’hier ne sont nommés dans cette fiction politique. L’absence de noms propres permet sans doute  de mettre en avant rôles et fonctions dans le vaste manège du tyran où Le système prime les individus et le racket foule les lois. On y croise des proxénètes de la finance internationale, des ministres qui baisent sur le lieu de travail leurs secrétaires aux rôles très polyvalents. On y rencontre également des directeurs et chefs de cabinet sans autorité, mais dont le pouvoir de nuisance à la chose publique s’avère être d’une efficacité terrible. Régionalisme, tribalisme, clanisme, sexisme, modernisme, etc. Tout y est. Tout est bon pour satisfaire caprices et humeurs du prince voyou et de ses nombreux auxiliaires. Bien que le banditisme politique soit une tradition tunisienne bien établie, dans Son Excellence Monsieur Le Ministre, on ne nait pas bandit d’Etat, on le devient. Ce ministre de l’environnement, qui a tout pollué sur son passage, crie haut et fort sa responsabilité dans le désastre collectif. Mais lucide et perspicace, il explique aussi au procureur général comment la corruption qui l’a abîmé jusqu’à la moelle des os, telle une leucémie, était un processus qui le dépassait. Bien plus, un parcours qui le fascinait. Mieux encore, c’était la seule carrière possible dans sa vie. Parce qu’il va au fond de lui avec la nonchalance d’un homme désabusé, parce qu’il dit ses fantasmes, ses petits péchés mignons au même titre que les plus gros sans réserve, son Excellence Monsieur le Ministre ne force évidemment pas le respect, mais il gagne notre sympathie. Plus il parle de ses déboires, mieux il prend conscience qu’on ne saurait conjurer l’indignité par le remords. Quand il s’en prend au système, à la fin du roman, il n’espère guère se réhabiliter aux yeux de ses concitoyens, pas plus qu’il ne croit son discours capable de renverser des murailles.

Fin connaisseur de la vie politique de son pays, Houcine El Oued est surtout un grand fouineur. Grâce à la poussière des petits faits qui forment la vie de son personnage, cet auteur confère à une affaire politique une réelle vitalité romanesque. Dans Son Excellence Monsieur Le Ministre, la chose politique, quoique soumise à la loi du roman, ne pourrait s’affranchir totalement du fardeau de la preuve. Mais contre ce fard et cette opacité, propres au discours public, El Oued travaille sans relâche et mise sur la modulation du ton, des thèmes et de la parole.

Chaâbane Harbaoui