Sonia Chamkhi, L’Homme du crépuscule,Editions Arabesques, Tunis 2013, 182 pages. ISBN : 978-9938-07-007-1

 

Sonia Chamkhi est plutôt connue en tant que cinéaste, surtout à travers ses trois moyens métrages à dimension socioculturelle et qui constituent une trilogie: Derrière les panneaux, Mezoued et Militantes. Ces trois films racontent la marginalité (positive ou négative) transfigurée en amour (1er film) en art (le second) ou en activité militante.

 

 

A travers son activité romanesque, c’est toujours le même engagement aux côtés des êtres marginalisés par la norme sociale, sauf que l’approche est beaucoup plus subjective (perspective interne), plus intime (la 1ère personne) et plus singulière (qui articule l’expérience intime aux lois générales), s’il est vrai que la représentation du social a pour fondement le « fantasme d’origine », selon l’expression de Boudjedra. Bref, ses romans sont esthétiquement plus exigeants, même si ses films documentaires interpellent mieux le vécu du public.

Dans son premier roman, S Chamkhi suit le périple d’une métisse considérée comme une noire, dans la jungle de la ville où elle se heurte aux préjugés sexistes aggravés par un racisme anti-noir, indicible et sournois. Leïla rate son mariage et se réfugie dans l’écriture épistolaire, lettres adressées à son ami d’enfance, Iteb, à qui elle confie ses chagrins et ses joies, ses désirs et ses fantasmes. Mais les lettres constituent plus un mode de survie qu’un appel de détresse. Pour l’écrivain, c’est le meilleur moyen de mettre à nu son personnage qui témoigne par lui-même, de la tristesse d’être différent, dans une société conformiste qui considère la différence, fût-elle naturelle, comme une provocation. A l’occasion, elle nous peint le tableau d’un Tunis livré à la corruption, la prostitution, la perversion, l’arrivisme, la frime et la déprime des artistes dans une société vénale et de consommation.

L’Homme du crépuscule est la continuité de la saga de cette communauté noire de Gabès dans un Tunis début-21ème-siècle, impitoyable pour les faibles et les rêveurs, où la réussite et le réalisme sont érigés en critères absolus de l’héroïsme postmoderne. Nous retrouvons Iteb et suivons son itinéraire, de Tunis à Bruxelles, à la poursuite d’un père noceur et aventurier, qui ne veut pas de lui, l’accepte comme un fardeau et l’abandonne à lui-même dans une ville encore plus raciste (à l’égard des Arabes) et encore plus impitoyable pour les rêveurs. Aussi les lettres de Leïla constituent-elles une éclaircie et un repère dans l’atmosphère sombre et lugubre de la Grande Ville du Nord, sans quoi le personnage glisserait dans une inquiétante étrangeté à soi et au monde, un sentiment de l’absurde dont l’issue serait fatale : le désespoir… ou la folie.

Nous retrouvons tous les thèmes relatifs au premier roman : le racisme, l’impossible amour entre Iteb et Leïla que tout rapproche objectivement (couleur, tempérament, passé et souvenirs communs) mais que tout écarte subjectivement (fierté, orgueil, amour-propre) : une incapacité d’aimer qui réfère à une blessure narcissique insurmontable, une sorte de méfiance atavique entre les deux sexes, condamnés à être toujours en guerre. Le personnage traîne donc, l’idée d’échec, comme une fatalité ou une sorte de malédiction qui pèse sur toute sa famille…Idée d’échec liée au déterminisme socio-familial…jusqu’au jour où éclate la révolution qui lui permet de liquider son lourd passé et de s’inscrire dans le futur. La révolution est vécue comme une lame de fond qui permet à l’Homme de se renouveler ; c’est l’Homme nouveau qui affronte son destin en toute liberté.

Il y a donc une continuité thématique entre les deux romans, sauf que l’espace du second, entre deux villes, nord et sud, soleil et neige, est élargi à une dimension qui inscrit le personnage dans une condition universelle : Iteb devient le symbole d’une jeunesse perdue, vouée à l’errance. D’autre part, Sonia Chamkhi devient plus radicale puisque cette errance n’est ni provisoire ni transitoire : elle constitue la condition de l’Homme postmoderne qui s’installe dans le métissage et l’hybridité de façon définitive ; il n’y a pas un itinéraire au bout de l’errance. Celle-ci est son propre itinéraire.

Car Iteb est condamné à l’entre-deux dès le triangle familial, entre un père fugitif et une mère aigrie. Cela le condamne à vivre entre deux villes, Tunis, la ville-mère où il retrouve le soleil, les souvenirs du passé, mais également les blocages socio-familiaux, et Bruxelles, la ville du nord, dont les connotations essentielles sont le froid, la neige et l’obscurité. Il s’agit bien d’une condamnation car le héros ne se sent bien ni dans l’une ni dans l’autre. Mais Iteb est également déchiré entre la nécessité et la passion à travers ses deux professions qui sont autant de mode d’être : le parking souterrain à travers lequel il gagne sa vie et la musique qui lui fait vivre des moments sublimes, ne serait-ce que dans le cadre sordide d’un cabaret. En effet, Iteb a appris à jouer du luth et « la musique a toujours représenté (pour lui) une sorte d’inaccessible divinité vers laquelle (il) ne cesserait de tendre la main » P. 99.

Iteb est encore entre deux femmes, Selma la généreuse quadragénaire qui lui donne du plaisir et de l’argent et Leïla, le grand amour qu’il n’arrive pas à assumer ; entre l’affection pour le frère cadet, un malade qu’il couve comme son propre enfant et ses parents qui le rejettent ; entre le présent, d’une terrible modernité synonyme d’exil, de déchéance, de misère et de maladie, et les images sublimes qui remontent de son passé simple comme une éclaircie au milieu d’une journée d’hiver

Enfin, je trouve que la richesse de l’esthétique de Chamkhi consiste dans l’épuration : les phrases sont courtes et denses, quelquefois à la limite du laconique, mais c’est un procédé elliptique qui interpelle l’imagination du lecteur à en compléter le sens. Le ton est monocorde, mais toute la richesse est là dans la tension entre la monotonie de la parole et l’émotion ou l’image profonde qui la sous-tend. C’est un procédé que nous retrouvons chez de grands écrivains dont Camus et le roman qui l’a révélé au grand public, L’Etranger.

Ahmed Mahfoudh