Saber  Mansouri, Je suis né huit fois, Seuil, 2013, prix : 18.000dt.

 

Je suis né huit fois se présente comme une autofiction dans laquelle le narrateur nous convie à suivre le cheminement de Massyre (« destinée », en arabe), un garçon né dans une famille paysanne de la Montagne Blanche, une petite bourgade située au nord-ouest de la Tunisie. Il s’agit de l’histoire d’un petit « gardien de chèvres » qui, grâce à l’école de la République, parvient à s’affranchir d’un milieu étriqué, rude, aliéné par l’ignorance et la pauvreté pour se construire une destinée individuelle atypique. Cependant, loin d’être un vrai Rastignac (le fameux héros des Illusions perdues de Balzac), un personnage animé d’un esprit de conquête et de revanche, Massyre, maître de son destin, avance dans la vie sans faire de vagues, ayant pour seules armes, l’abnégation et un sens aigu de la débrouillardise.

Ainsi, le récit de Saber Mansouri se déploie nonchalamment dans une syntaxe très dépouillée et un style assez sobre, lesquels miment cette réalité campagnarde marquée par le dénuement et la monotonie. Et si ce récit laborieux parvient à nous captiver, c’est essentiellement grâce aux fréquentes digressions du narrateur qui jalonnent le roman et qui sont faites de « réflexions d’helléniste », de commentaires ironiques sur sa petite communauté, d’énumérations insolites, sortes de fatras qui, tout en ralentissant la progression de l’histoire, donnent souvent du piquant à l’emble de l’œuvre.

Dès le début de  Je suis né huit fois, on est surpris par le caractère singulier de ce « roman sur rien », un livre parsemé d’anecdotes sur la vie, sans éclat, d’un « gardien de chèvres » qui devient professeur d’Histoire dans le même lycée où il a fait ses études de quoi désespérer tout lecteur assoiffé de romanesque. A vrai dire, hormis les « amis et frères français », (c’est ainsi que le narrateur présente avec humour les anciens colons du pays) qui seraient amusés par cette compilation d’anecdotes qui tend à réduire le récit à un compte rendu ethnographique sur les mœurs et les coutumes de la paysannerie de chez nous, corroboré par des considérations hâtives, sommaires et parfois caricaturales. D’ailleurs, certains passages, comme celui où le narrateur parle de la « bonne bouffe » qu’offre un certain restaurant de la Médina, sont plutôt dignes du « Guide du routard » que d’une œuvre romanesque.

Au-delà du caractère déceptif de ce roman, Saber Mansouri fait preuve d’une certaine ingénuité espiègle et attachante qui parvient à tromper, tout de même, toute tentation de lassitude. Ainsi, dès les premières lignes du roman, on est séduit, intrigué par la mise en œuvre de cette construction romanesque, rudimentaire, limpide, mais bien ficelée où le prévisible devient objet d’étonnement…

Or, dès que le désir entre en jeu, les rouages de la machine narrative grippent, le texte semble, ainsi, échapper à son auteur et gagne en « littérarité ». En effet, avec l’évocation de l’amour que le personnage ressent pour une fille du village, l’autofiction dérape. Désormais, le miroir ne renvoie plus que l’image d’une conscience qui vacille, qui se dérobe, et qui cherche à tromper notre vigilance de lecteurs. En témoigne l’épisode « romanesque » qui porte sur la relation d’amour triangulaire entre le personnage central, son ami et rival Karim et l’énigmatique « Swedette », cette fille « belle », «intelligente »... Subrepticement, cette relation tendue et problématique, qui aurait pu constituer un ressort romanesque et nourrir, ainsi, une intrigue un peu mièvre qui s’essouffle, se trouve résolue d’une manière ludique et incongrue, grâce au « tirage au sort ». Au lieu d’affronter son rival et lutter pour son bonheur, Massyre préfère abdiquer avec une légèreté déconcertante comme s’il avait peur de s’embourber dans les méandres du désir. C’est ainsi que la femme « aimée » est  cédée, offerte, dans une cérémonie sacrificielle, après un copieux repas partagé par le trio.

Ce choix narratif, qui consiste à gommer le désir et à expédier laconiquement l’histoire d’amour, fait subitement basculer le récit et tourne le dos au « libidinal » au profit du « cognitif ». Désormais, le récit devient ainsi le lieu d’une quête éthique et ascétique. Le roman se veut avant tout le lieu de l’émergence d’une conscience, qui se construit progressivement, d’une intelligence qui s’interroge sur soi, sur le rapport de soi à l’autre et au monde… En fait, la démarche de Saber Mansouri consiste à nous présenter un Massyre affranchi de toute aliénation physique, de tout désir libidinal. Ainsi, dans l’épisode, chez le coiffeur, le personnage central participe mollement à la conversation sur « l’érotisme » de la nuit des noces, attribue à karim et à Arbi les propos sur le « bas »,  et il s’arroge le statut de celui qui médite, qui réfléchit, toujours obsédé par la recherche de la vérité. Son destin n’est pas lié à celui de la « belle Swedette », car sa vraie quête est celle du savoir, comme si l’on ne pouvait penser le monde qu’en sublimant nos pulsions…

 

D’ailleurs, l’épisode de la rencontre avec le philosophe français Jacques Derrida est assez révélateur et comporte même une dimension fantasmatique. En effet, le philosophe français apparait, dans le récit, comme l’anti-Sawdette, la femme aimée et « liquidée », dans une sorte de rituel sacrificiel. Seule la parole de ce penseur parvient à déstabiliser aussi intensément le jeune Massyre, à produire chez lui un déclic, provoque une sorte de coup de foudre cérébral. En fait, la vraie excitation, elle est suscitée par le discours du mentor. Le désir étant là, il est, désormais, urgent de satisfaire ce sentiment inédit qui vient d’ébranler les certitudes du personnage. Alors que face à Karim, son rival, Massyre cède en s’abandonnant au sort, face à cet être pensant qu’était Derrida, Massyre s’obstine et conjure le sort, en déployant tous les subterfuges pour approcher cet être inaccessible… Ainsi, la rencontre « en tête à tête » avec Derrida, favorisée par la médiation du propriétaire du restaurant, apparait comme une réplique de substitution de la rencontre amoureuse qui n’a jamais eu lieu…