« Mon amour va vers trois choses de votre monde :

les parfums, les femmes et plus que tout vers  la prière »,

 

Hadith du Prophète.

 

 

Plus de quarante ans après La Sexualité en islam (Paris : PUF, 1975), Abdelwahab Bouhdiba publie dans un même esprit La Culture du parfum en islam (Tunis : Sud Editions, 2017), la continuité épistémologique étant assurée par l’assimilation de l’érotique arabo-musulmane à un Jardin parfumé (titre du plus célèbre traité d’érotologie arabe, par Cheikh Nefzaoui)[1]. Mais l’ouvrage de Bouhdiba élargit l’étude des arômes dans la civilisation musulmane à ses dimensions culturelle, religieuse, sociale et même économique pour montrer en fin de compte que l’usage des parfums est une fonction sociologique fondamentale au sens où elle régit le quotidien,  le mode de vivre et l’imaginaire de l’homo islamicus.

 

 

En outre, l’actualisation du rôle des parfums en milieu islamique vient à point  pour contrebalancer l’image négative et dépréciative que les nouveaux musulmans ont fini par imposer à force de laideur vestimentaire, de violence et de sang. L’usage des parfums dans leur dimension terrestre et humaine (source de plaisirs et de jouissance) est une réponse de l’instinct de vie aux usages morbides qu’on en fait et qui règnent en ces temps de terreur.

L’ouvrage se divise en sept chapitres : Mahomet et les parfums, casuistique des parfums, la civilisation matérielle des parfums, la fleur et le poème, mille et un parfums, parfums remède et friands parfums et enfin, les anti-parfums odeurs du diable. L’étude est suivie d’un répertoire botanique des différents parfums dans la civilisation musulmane en fonction de leur identification et   de leur rôle cosmétique et médical.

Au lieu d’être ordonnés selon un rapport chronologique,  les entrées citées précédemment sont plutôt conçues comme des bâb au sens arabe du terme, c’est-à-dire des traités  autonomes et autosuffisants,. L’organisation en traités, ajoutée au chiffre à connotation religieuse (sept), ancre un genre mi- scientifique mi littéraire où se côtoient la réflexion sociologique, l’anecdote et le poème : genre magico-oriental qui rappelle l’atmosphère du Jardin Parfumé de Cheikh Nefzaoui où les exposés scientifiques sont accompagnés de récits qui les illustrent, lesquels récits sont eux-mêmes entés de couplets de poèmes et de chansons. C’est en fait un genre dans le genre qui nous renvoie à la structure du texte fondateur de la féérie orientale, Les Mille et une nuits.

On pourrait résumer le rôle majeur joué par le parfum dans la civilisation islamique à travers cinq fonctions principales. Sur le plan religieux, Bouhdiba commence d’abord par souligner un paradoxe : le prophète accorde un intérêt central au parfum. Il en fait un élément essentiel dans la relation au couple, dans la communication sociale et même dans la relation à Dieu (vos bouches par lesquelles vous récitez le Coran doivent être parfumées, dit en substance un hadith) tandis que le Coran en parle peu et n’en cite que cinq, de manière très vague, juste pour suggérer la vie édénique : musc, , camphre, gingembre, lotus et jujubier. Mais le grand intérêt du parfum réside dans sa fonction de jonction entre les plaisirs terrestres et la relation au céleste : « Le parfum humé physiquement accompagne d’abord la fusion amoureuse et prépare l’homme à la rencontre avec Dieu, écrit Bouhdiba. Ascendance par le parfum vers l’amour le plus physique d’abord puis vers l’amour total de Dieu » (P. 43) D’où l’intérêt que les arômes occupent chez les soufis dont Ibn Arabi est le « cosmo théosophe » par excellence, et pour qui « le parfum est la voie archétypale royale d’accès à l’être un double fugace qui rend possible l’épiphanie-dévoilement (tajalli) » (p.100)

En second lieu, le parfum joue un rôle existentiel auprès du croyant : il lui communique un sentiment de plénitude en l’ancrant dans les plaisirs terrestres, lui rappelant que la qualité de croire n’empêche pas la qualité de vivre. Bien au contraire, il faut se parfumer pour rencontrer Dieu, dit en substance un hadith cité par Boukhari[2]. Et le prophète lui-même, qui est un bon vivant, n’aime pas beaucoup ceux qui renoncent à la beauté du monde sous prétexte de ferveur religieuse. C’est ainsi que le parfum lui paraît aussi indispensable que le pain. Une parole attribuée au prophète –probablement apocryphe – veut que « celui qui dispose de deux pains, doit en vendre un et acheter des fleurs, avec son prix »[3]

En troisième lieu, le parfum a conditionné des pratiques sociales et économiques,  d’abord parce que la route commerciale principale des arabo-musulmans était celle des épices (lesquelles épices constituent une catégorie des parfums). Ensuite, le commerce des parfums reste au cœur de la cité musulmane malgré le déclin de son monopole musulman dans le monde. Ce qui fait dire à Bouhdiba : « Islam et parfum ont toujours été de pair. La ruine de ce commerce exceptionnel quand il a bien fonctionné ne diminue certes en rien la place éminente des épices et des aromates réduites au local (…) Les musulmans demeureront  jusqu’à nos jours encore et jusque dans leurs plus grandes catastrophes, avides d’aromates et de parfums. C’est un fait constant, permanent et comme inscrit au plus profond de leur culture et dans l’ordonnancement de leur souk et de leur bazar solidement établi au cœur des villes » (P. 73, c’est nous qui soulignons en gras)[4].

En Quatrième lieu, Bouhdiba aborde le grand texte de la civilisation arabo-musulmane, Les Mille et une nuits,  pour montrer que les parfums sont toujours associés à l’atmosphère de rêverie amoureuse qui caractérise ce conte. Métaphorique ou métonymique de l’activité érotique, ils permettent au lecteur de déjouer la censure du surmoi et d’atteindre la jouissance secrète et néanmoins épanouissante. C’est en ce sens que le parfum s’identifie à une catharsis qui en assure le plaisir interdit par le biais de la lecture.

Enfin, à travers son répertoire, Bouhdiba énumère les propriétés cosmétiques et/ou médicales relatives à chaque parfum.

On se promène dans cet ouvrage comme dans un vrai jardin parfumé : le plaisir y côtoie la connaissance érudite. Nous savons que l’ouvrage de Cheikh Nefzaoui a été commandité par le bey de l’époque à fin de divertissement, c’est pourquoi le traité de sexologie le dispute à une  promenade enchanteresse à travers l’érotique musulmane. En suivant cette tradition arabo-musulmane du genre mixte scientifico-littéraire, Bouhdiba ne fait pas la distinction entre le traité scientifique, l’anecdote, le conte et le poème.



[1] Manuscrit datant du début du 16ème siècle, vers l’an 925 d e l’hégire, traduction datée de 1850, attribuée à un capitaine d’Etat-major et désignée par une initiale, traduction revue et corrigée par ISIDORE LISEUX 1886.

[2] « Wala yas’ady ilà Allahi illâ al tayyibu », Kitab al tawh’id, Al-Bukhari, p. 23.

[3] Man lahu raghifâni falyabi’ raghifan wa yachtari zahran (ou rayha’ânan).

[4] L’auteur pense certainement au souk des parfumeurs de Tunis (Souk El âttarine) accolé à la Place du gouvernement, pour montrer le prestige et la centralité d’une telle activité.