Mohamed Bouamoud : La Princesse de Bizerte, Editions, Arabesques, Tunis 2018, 319 pages. ISBN : 978-9938-07-291-1

 

Avec ce huitième roman, Mohamed Bouamoud parachève l’édification d’un réel univers romanesque avec ses repères, ses métaphores récurrentes, sa géographie mentale et ses figures obsédantes. Car, un lecteur assidu de l’œuvre de cet auteur se rend compte combien ses romans sont des variations autour d’un thème : revisiter l’histoire contemporaine de la Tunisie, par le truchement d’une focalisation sur les interstices de certains grands événements ayant marqué la conscience collective. Ou mieux encore, raconter l’histoire nationale à travers le destin des figures appartenant au petit peuple.

 

De ce point de vue, l’approche de Mohamed Bouamoud le place certes du côté du roman historique, mais souvent dans une perspective où les figures historiques de la Tunisie sont perçues, jugées, évaluées par le peuple du bourg et du quartier, et soumises à son verdict. Il apparait donc évident que le roman historique chez Bouamoud est consubstantiel à un matériau sociologique et bien sûr à un parti pris idéologique. D’où cette tendance à faire endosser l’habit de l’héroïsme et de la résistance aux personnages issus de « la plèbe » et de la masse anonyme. La preuve que l’univers romanesque chez l’auteur est hanté par les remous d’une crise politique, d’une tension sociale ; si bien que l’antagonisme qui oppose les classes ou les communautés ethniques écarte de fait toute forme de laxisme ou de neutralité chez les unes et les autres.

La filiation nous semble tangible entre ce huitième roman et les précédents. Il n’est donc pas surprenant de voir La Princesse de Bizerte nous convier à revisiter l’histoire de la Tunisie au début des années soixante. Dans ce sens, ce qu’on est convenu d’appeler « La Bataille de Bizerte » est non seulement évoquée à travers une reconstitution du contexte politique et culturel de cette période, mais elle est aussi décryptée à travers le destin exceptionnel d’une jeune lycéenne, Jamila. Le dispositif narratif s’articule autour de deux axes : d’un côté, les calculs des politiciens et leurs stratégies embrouillées ; de l’autre, un élan ingénieux vers la beauté du savoir et la grâce du sentiment amoureux qu’incarne Jamila, surnommée « La Princesse de Bizerte ». Ces deux lignes se croisent, s’éclairent, s’affrontent, selon une trajectoire qui avance, telle une montée implacable, aveugle vers un affrontement fatal entre les classes ou les races ou encore entre les individus.

Jamila, issue d’un milieu fort modeste, parvient, grâce à son intelligence et à sa beauté, non seulement à entrer au lycée français de Bizerte, réservé souvent aux Français et à la classe des notables arabes de la ville, mais aussi à être admise chez les Digoux, au quartier le plus huppé de la cité nommé bijou-ville, ou encore bouj-fill dans la bouche des autochtones. Jamila, la fille arabe qui habite au cœur de la médina et s’attache jalousement à sa famille, est aussi un esprit qui se nourrit de la culture française et s’abreuve des mœurs occidentales. Là, le roman reprend un paradigme récurrent dans la littérature maghrébine d’expression française, à savoir la problématique de l’altérité, vécue souvent sur le mode du tiraillement entre le désir de réconcilier entre les deux communautés et les difficultés de transcender le conflit qui les sépare. C’est le fameux binôme ontologique de la différence et du différend. Dans ce sens Jamila ne cède à l’élan de s’approcher de la famille les Digoux et même d’accepter d’épouser leur fils-aîné, Philippe, que pour affirmer sa liberté d’assumer pleinement ses choix et sa responsabilité :

« Ce n’est pas que je mourrais si je ne me mariais pas avec Philippe, non…Mais je mourrai sûrement avant terme si je ne me sens pas libre dans tout ce que je fais…Je préfère de loin qu’on dise que je suis une dévergondée mais LIBRE, plutôt qu’une fille modèle bien sage dans sa cage, docile et obéissante et respectueuse et toute la salade ». (p226)

Nous relevons dans cette confidence des résonances avec des thèmes d’actualité, comme l’égalité entre l’homme et la femme ou le mariage de la Tunisienne avec un non-musulman. Mais l’auteur va encore plus loin. En s’appliquant à donner un ancrage sociologique à cette problématique, il la rattache à la conscience nationale, pas celle de la Tunisie post coloniale, mais à la Tunisie post révolution. En effet, perçue avec la lucidité que nourrit la distance temporelle, la bataille de Bizerte n’est pas seulement reconstituée grâce au talent d’un romancier friand de détails et soucieux de ressortir son impact sur la psychologie des gens. Mais elle est surtout évaluée comme une erreur stratégique commise par le régime de Bourguiba qui avait provoqué un douloureux carnage pour une cause ayant tous les traits d’un simple alibi ou d’une pernicieuse diversion, comme si l’auteur cherchait à prévaloir coûte que coûte ses convictions pacifistes :

«Dehors, un bus bondé de jeunes, la plupart pieds nus et têtes ruisselant de sueur. Ils semblent bien déterminés, on a dû leur dire qu’il faudrait guerroyer pour la gloire du pays, que c’était là leur raison d’être, et ils se sont jetés dans l’inconnu, heureux de servir la patrie. La loi des hommes a toujours voulu que les grands aient toujours droit aux honneurs, les petits, aux horreurs. Pendant que les uns, au frais dans leurs palais, savourent leurs caprices, les autres, hôtes de géhenne, en assument les sévices. L’humanisme des politiques est un gros mensonge, une comédie grotesque » (p283)

Sous la plume du romancier, l’écriture de l’Histoire tourne au procès : on démystifie l’action des grands et on réhabilite la mémoire de la masse des sacrifiés, sur l’autel du politiquement incorrect. Aussi est-ce pour cette raison que le destin tragique de Jamila, la belle Princesse de Bizerte assassinée par ses propres compatriotes, renvoie à une humanité avortée, poussée à aiguiser sa fureur dévastatrice. Les meurtriers sont assimilés à une horde sauvage dont le forfait majeur est d’avoir anéanti cet être qui cristallise les valeurs de l’intelligence, la beauté, la poésie et l’ouverture sur l’autre.

Comme il y a des victimes dans l’Histoire, il y a aussi des coupables. C’est ce que le roman de Mohamed Bouamoud s’applique à démontrer avec le courage d’un humaniste et l’habileté d’un savoureux conteur.