Yamen Manaï appartient à cette nouvelle génération d’écrivains tunisiens, qui se caractérise par sa fougue, la prolixité de son imaginaire et sa capacité à rêver le Monde. Mais l’accueil dont jouit son œuvre lui accorde une place privilégiée car, tout jeune qu’il soit, il a déjà à son actif, trois romans, primés à chaque fois . Nous avons eu l’occasion de le rencontrer pour lui poser des questions en rapport avec ses opinions, ses choix esthétiques et son métier d’écrivain.

 

L’idée de hasard conçu comme une activité finalisée – ce que les surréalistes nomment le hasard objectif – est très remarquable dans votre premier roman, le titre lui-même résume cette conception :

a) D’abord, l’idée elle-même où l’avez-vous puisée, dans les mathématiques, dans la philosophie ou tout simplement dans la vie ? Cette idée implique-t-elle que tout ce qui se présente à l’abord comme contingent est régi par la nécessité ?

La réconciliation entre une vision spirituelle et une vision cartésienne du monde est un sujet qui continue de m’interroger et qui a été l’une des ambitions du roman. Les lois du hasard, qui sont mathématiques, offrent une chance de se réaliser à des événements si improbables au point de  paraître impossibles. Les lois de la physique quantique, quant à elles, décrivent des phénomènes qui épousent notre conception du miracle. Mais cet infime ou ce miraculeux saisi par un œil clinique n’a guère d’intérêt. La vision spirituelle vient l’enrichir de sens, le situer dans une chaîne de raisons, compléter son aspect sensationnel avec un dessein qui se dévoile tout au long du récit, comme une onde qui parcourt le roman de bout en bout.

b) Dans La Marche de l’incertitude,  comment mettez-vous en pratique l’idée de hasard : dans la construction des personnages, dans la composition du récit… ?


Je suis parti d’une situation initiale éclatée, qui laisse une impression de désordre, une situation, malgré les liens forts qu’il a avec les autres, où chaque personnage est coincé dans son labyrinthe, avec la volonté de m’appuyer sur l’improbable, portée par une expression poétique du récit, pour dévoiler leurs trajectoires et les faire converger au fil de l’écriture.

L’incertitude était présente même au niveau de l’écriture. L’histoire n’était pas complètement claire dans mon esprit, contrairement à la démarche. J’avançais par bribes, je couchais sur papier ce qui était clair dans mon esprit par rapport à un personnage à un moment de sa vie. C’est pour cela que le fil narratif n’est pas linéaire et que la construction est kaléidoscopique.

Il m’est arrivé de me trouver dans des impasses et il m’a fallu « provoquer le destin » pour m’en sortir. J’ai introduit des personnages secondaires afin de m’épauler (Moussa, Marcel). Mais encore fallait-il leur offrir toute la place qui leur revient pour qu’ils ne soient plus secondaires, mais plutôt essentiels. J’ai remonté le fil de la narration et je les ai fait apparaître suffisamment tôt comme des pièces à part entière de l’échiquier, et non comme une pièce rapportée comme peut l’être un flashback par exemple.

Tradition et modernité

Dans votre roman, La Sérénade vous dénoncez un changement inadéquat pour des sociétés traditionnelles. Personnellement, je vois que c’est la modernisation qui est en cause, une modernisation mécanique et aveugle aux spécificités et à l’équilibre écologique. On remarque comment la modernisation de la culture du rhum a échoué :

a) Quel regard critique portez-vous sur la modernisation, le progrès? Quelles voies empruntez-vous pour mettre en place votre vision ? Quel attrait exerce sur vous la civilisation japonaise ?

Je suis pour la modernité, pas pour la modernisation. La modernisation consiste à prendre un modèle venu d’ailleurs, penser qu’il a des chances de s’épanouir ailleurs et s’entêter à l’appliquer coûte que coûte. C’est une insulte à la culture et à la vision locale qu’on peut avoir du monde, à la mémoire des anciens qui nous ont laissé un héritage pour avancer. La modernité n’est pas le produit d’un calque, mais celui d’une projection collective dans un avenir désiré et compris par tous.

Cela ne veut pas dire qu’il faut se recroqueviller sur soi, attendant de trouver sa voix. Au contraire, il faut la créer, l’imaginer, et pour ce faire, il  est indispensable de « butiner » et s’inspirer de ce qui est fait ailleurs. C’est le sens de cette grande aventure humaine que vit notre espèce aux quatre coins du globe, chacun avec ses spécificités. Le butinage culturel et scientifique est un devoir pour une civilisation qui cherche à s’inscrire durablement dans le futur. C’est ce qui est également mis en valeur dans L’Amas ardent, à travers ce savoir venu de l’extrême Orient, représenté par cette abeille japonaise dans la compagne tunisienne. Quel attrait justement exerce sur moi la civilisation japonaise?

Dans son histoire, elle s’est relevée de moments d’immenses douleurs, s’est remise en question et a fait le choix de l’ouverture quand cela s’imposait. Une ouverture lente, réfléchie, qui ne tire pas ses racines d’une emprise hégémonique, d’une envie de ressembler. A l’époque de Muhummad Ali Pacha, père de l’Egypte industrielle, des émissaires nippons étaient au Caire pour rapporter ce qu’il y avait de bon dans cette expérience, à l’époque prometteuse.

a) Quel regard portez-vous sur le militantisme écologique ? considérez-vous l’écologie comme un combat d’avant-garde ?

Pour certaines espèces disparues ou menacées, le militantisme écologique n’est pas un combat d’avant-garde. D’ailleurs, je préfère parler de responsabilité écologique que de militantisme, car la lutte n’est plus l’affaire de quelques-uns mais de tous. La nature est belle par sa diversité qu’elle a constituée durant des millions d’années. Elle nous a offert la plus belle planète de la galaxie et peut-être de l’univers. Le combat écologique est un combat pour la beauté.

Mais la nature n’est pas que belle, elle est aussi intelligente. Elle a résolu sur des millions d’années d’évolutions des questions complexes et on gagnerait à s’en inspirer. Prenons l’exemple de l’aérodynamisme, qui est une question de science physique. L’homme a longtemps cru que plus un objet avait une surface lisse, plus il était aérodynamique. Il y a quelques années, des équipementiers de natation ont analysé la peau du requin, qui est l’animal le plus aérodynamique de la planète. Surprise : Sa peau n’est pas lisse, mais contient des micro-aspérités qui lui permettent d’accrocher l’eau pour mieux se propulser. Les combinaisons de natation qu’ont fabriquées ces équipementiers ont permis de battre tous les records enregistrés jusqu’à aujourd’hui. Inspirons- nous de la nature, à la fois pour notre poésie mais aussi pour notre science.

Critique de la révolution :

Dans L’Amas ardent, vous dénoncez une révolution confisquée par les forces obscurantistes, mais pour ce faire, vous empruntez les voies de l’allégorie et de la fable :

a) De quelle manière vous vous raccordez au réel, quelles sont les figures et les moyens littéraires pour une telle entreprise ?

Tout ce qui s’est passé en Tunisie de sombre et d’obscur après le départ de Ben Ali m’a grandement touché. Il était essentiel pour moi d’entamer une thérapie par l’écriture, de dénoncer ce qui va mal dans l’histoire récente de la Tunisie, tout en restant fidèle à une littérature que j’affectionne, c’est-à-dire une littérature d’unité, où l’expérience humaine et l’histoire ont la primauté de la plume par rapport à d’autres aspects du récit comme une localisation, un calendrier précis. Comme Sindbad le marin des Mille et une nuits, Robinson Crusoé de Defoe, Le Vieil homme et la mer d’Hemingway, La Route de McCarthy, L’Aveuglement de Saramego…

Le contexte tunisien a été pour moi un tremplin pour écrire une histoire émanant du local pour toucher l’universel. Pour garder un pied dans le réel, je me suis appuyé sur la chronologie de la révolution tunisienne (la révolution, les premières élections, l’avènement du premier gouvernement post-révolution), sur des événements marquants de cette période (l’attaque des mausolées, de la faculté des lettres), et j’ai utilisé des figures de style telles que la métaphore pour désigner des lieux avec mots déjà chargés de sens (Nawa, Walou et le Qafar ..), ou la pronominalisation pour les noms de certains lieux et personnages (Nawa, walou et le Le Vieux pour Bourguiba, Le Beau pour Ben Ali, L’avocat Nazih pour Chokri Belaid, paix à son âme)

b) Certains parlent même de conte philosophique, à la manière de Voltaire ; quels sont les ingrédients du conte ?

Peut-être que les ingrédients du conte sont les mêmes que ceux de la vie : Les apparences sont trompeuses, la vérité met tout son temps à se dévoiler, et pour ce qui est de la morale, chacun se fait la sienne à la fin de l’histoire. Je me suis gardé d’écrire un texte moralisateur et manichéen. Je me suis mis au service des personnages et au service de l’histoire, non d’un parti pris. Quand l’histoire est bien racontée, la morale tombe sous le sens. Nul besoin de la fanfaronner, elle s’impose d’elle-même et elle est propre à chacun.

Le réalisme merveilleux

Voyance, magie, recours à des situations fantastiques : quel rôle joue le merveilleux dans votre approche du réel ? Où puisez-vous votre merveilleux : les mythes, les contes… ?

J’ai grandi avec les contes, ceux de ma propre culture, et aussi ceux venus d’ailleurs. J’ai le souvenir d’une époque où la traduction d’œuvres venues d’ailleurs était une discipline beaucoup plus épanouie.

Enfant, grâce au travail de ces passeurs (traducteurs, maisons d’éditions, diffuseurs…) j’ai pu avoir de nombreuses fenêtres sur le monde et j’ai pu lire en langue arabe des contes africains, indiens, chinois, nordiques… Peu importait l’origine des récits. Ils exprimaient tous le même besoin de comprendre profondément le monde, de titiller sa dimension occulte et intuitive, de s’approprier sa part de hasard et de magie. La science a la même ambition, mais elle y emploie d’autres moyens, certes moins poétiques mais tout aussi romantiques. Ces richesses d’interprétation ont un dénominateur commun, un imaginaire libre qui bouleverse les lectures primaires, qui sort l’esprit de son confort et qui l’embarque là où il pense ne pas avoir pied. Les mots sont là pour tisser ce voyage, pour rassurer l’esprit chagrin sur sa capacité à donner du sens aux choses et aux événements.

Le Rôle de la littérature

On remarque à travers vos écrits que la littérature n’est pas une duplication de la connaissance mais une autre forme de connaissance, qu’en pensez-vous ?

Apprendre me semble être notre dada à nous, humains. Toutes les occasions sont bonnes. La littérature (en particulier le roman) est un merveilleux cheval de Troie. Ainsi, j’ai eu beau lire des pages encyclopédiques sur les différents dieux et demi-dieux de la mythologie grecque, ce que j’ai retenu je le dois à la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée, là où l’histoire prend son sens, où les personnages jouent pleinement leurs rôles. De même, les romans de Georgi Zaydan m’ont permis de retenir plus délicatement des épisodes de notre histoire arabo-musulmane. Des lecteurs de L’Amas ardent, mon troisième roman, étaient ravis d’apprendre à travers l’histoire du Don des éléments de la science apicole et de la vie des abeilles et des frelons. D’ailleurs, c’est en l’écrivant que j’ai approfondi les connaissances rudimentaires que j’avais de ces insectes.

Apprendre, tel est le fil d’Ariane de l’existence. Se mettre sur le chemin de la connaissance, de soi et du monde, de la langue qui accompagne cette quête et qui peut toujours se parfaire, c’est ainsi que je vois l’aventure de l’homme et de l’écrivain.

 

Propos recueillis par Ahmed Mahfoudh

 

* Yamen Manaï est un écrivain tunisien, né en 1980 à Tunis

Œuvres

La Marche de l'incertitude, Tunis, Elyzad, 2010, 161 p.

La Sérénade d'Ibrahim Santos, Tunis, Elyzad, 2011, 268 p.

L'Amas ardent, Tunis, Elyzad, 2017, 233 p.

Récompenses

2009, Comar d'or pour La Marche de l'incertitude ;

2010, Prix lycéen Coup de soleil pour La Marche de l'incertitude

2012, Prix Alain-Fournier pour La Sérénade d'Ibrahim Santos;

2017, Prix des cinq continents de la francophonie pour L'Amas ardent ;

Grand prix du roman métis pour L'Amas ardent7

Comar d'or pour L'Amas ardent.