Anouar El Fani, Paroles de femmes, Arabesques, 2019.16DT,  9789938 73317.


Anouar El Fani est surtout connu pour avoir abordé jusqu’ici des sujets sociohistoriques, soutenant des causes à résonances militantes. Son premier roman (Songe d’une nuit d’été, Arabesques, 2015) est une autobiographie romancée -ou un roman initiatique à la première personne - retraçant un itinéraire de combats politiques entremêlés d’expériences amoureuses. Son second roman (Journal d’un apostat, Arabesques 2017) développe les confessions intimes d’un Imam libéral, à qui se révèle progressivement la mauvaise foi du discours salafiste qui l’amène jusqu’au bord de l’apostasie. Parole de femme occupe une place à part dans l’univers romanesque de l’auteur en ce qu’il aborde une question tout à la fois intime et taboue : la panne sexuelle des couples mariés. Et pourtant, malgré cette plongée dans l’intime, Anouar El Fani ne se désengage nullement de son option militante car la révélation du drame du personnage coïncide avec la débâcle du printemps arabe qui l’éclaire d’un jour nouveau.

 

 

Il y aurait donc un parallèle à établir entre la déception amoureuse d’Emna – le personnage principal de ce roman - et la régression de la liberté de la femme à l’issue de ladite Révolution, liée à la montée de l’islamisme et du salafisme. Plus important encore, en historien scrupuleux, l’auteur met la condition de son personnage dans le cadre du statut de la femme arabe traditionnelle et de celui « de nos pauvres aïeules confrontées à une société infiniment plus machiste et sexiste que la nôtre. Il n’est guère difficile de deviner la panique et l’effroyable calvaire que devrait vivre une jeune mariée, parfois à peine pubère, lorsqu’elle se retrouvait un certain soir, en tête-à-tête avec un mari qu’elle n’avait ni choisi, ni jamais vu, et dont elle ignorait tout », affirme la narratrice une fois le choc de la nuit de noces passé. Le spectre de l’aliénation de la Femme est donc revenu malgré l’émancipation qu’elle a connue durant un demi-siècle de bourguibisme.

Mais suivons l’itinéraire de notre personnage pour mieux définir les tenants et aboutissants de son mal : le récit commence avec la mort du père, déclenchant une crise chez Emna qui se livre à une confession intime, rétrospective. La narratrice décrit d’abord le soutien indéfectible de son père, fin lettré, moderniste, produit de la génération Bourguiba, face à l’hostilité de son frère converti au salafisme régnant et soutenu par sa mère. C’est ainsi que la perspective d’épouser Omar, un avocat au verbe charmeur, apparaît comme une solution de salut, encouragée d’ailleurs par son géniteur. Malheureusement, le problème sexuel de son mari, étant insurmontable, elle décide de divorcer, pour se retrouver dans les bras de Kevin son amant canadien qu’elle a connu à Paris. Tout est bien qui finit bien : les retrouvailles avec Kévin coïncident avec les manifestations du 13 août qui constituent le point de départ de la renaissance du camp de la Femme et des forces laïques en général.

Il y aurait donc une démarche parallèle qui définit à la fois le mal qui ronge la narratrice, eu égard à ses désirs, ses aspirations, et les maux cachés dont souffre le corps social et que révèle ladite Révolution. De même, la renaissance du personnage grâce à l’amour correspond à l’éveil des forces laïques contre l’obscurantisme rampant. Dans le roman, la jonction entre les deux parcours se confirme par la présence de l’amant aux côtés d’Emna à l’occasion d’une manifestation féministe laïque :

Le mardi 13 août (…) restera à jamais gravé dans mon cœur et un coin de ma mémoire, inscrit en lettres d’or indélébiles. La fête était double : d’abord celle du camp laïque qui a relevé le défi en mobilisant des forces considérables contre les islamistes ; ensuite, la mienne propre découlant de la simple présence à mes côtés de l’homme que j’aimais »

On décèle, à travers cette situation, la nouvelle attitude du couple : le couple romantique qui se cache pour s’aimer a cédé la place au couple militant dont l’amour scelle l’ardeur combative et qui se tient la main pour affronter l’Histoire : Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne/
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux, proclame Aragon (« Que serais-je sans toi »)

Le dernier roman d’Anouar El Fani donne à lire une nouvelle configuration du couple, liée beaucoup plus à la révolte de la Femme qu’à la transfiguration du mâle.

L’intrigue repose en fait sur un nouveau triangle œdipien, favorable à l’émancipation de l’enfant : le Père était souvent du côté de la fille et « s’arrangeait d’une manière ou d’une autre pour prendre son parti en cas de désaccords fréquents ou de petites disputes avec (sa) mère même quand les torts étaient partagés ». Fini les pères tyranniques des premières générations d’écrivains maghrébins, qui imposaient rigueur, distance et silence, comme de véritables dieux sur terre. Les pères de la génération Bourguiba ont encouragé leurs filles à fréquenter l’école laïque, alors qu’aujourd’hui on oblige sa progéniture à étudier à l’école coranique.

C’est ainsi que la mort du père a constitué un traumatisme fondamental qui a poussé la fille à se confesser, à se découvrir d’abord elle-même rongée par la mélancolie, ce sentiment de perdre un trésor inaliénable, avant de livrer son intimité au lecteur.

La mort du père constitue un moment décisif qui provoque en elle une sorte d’explosion et la détermine à exercer une liberté sans limite :

« Au risque de heurter quelques bien-pensants, et d’encourir leurs reproches, je n’hésiterai pas à aborder des sujets quasi-tabous, ou considérés comme tels, parce qu’une certaine doxa néoconservatrice dominante les réprouve sévèrement ».

Emna tient un discours nouveau, voire choquant. Elle rejette le mariage bourgeois arrangé et revendique les plaisirs du corps aux dépens de l’entente familiale. Car, Omar est un mari exemplaire, cultivé ouvert et attentif aux envies de sa femme. Mais il souffre d’un déficit sexuel imparable ; il a des problèmes d’érection et d’éjaculation précoce.

Kévin a l’avantage d’être un bon amant, leur première nuit d’amour était réussie : « J’accédais pour la première fois, confesse Emna, au plus haut point du plaisir charnel ». Mais ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’un érotisme animal et débridé car Kévin est intelligent, compréhensif, disponible et surtout amoureux passionné » selon l’aveu même de l’amante.

Roman audacieux et militant qui remplit bien sa mission dans le combat aujourd’hui en Tunisie, entre islamistes et modernistes. Toutefois, bien qu’il mette le doigt sur la vraie plaie disant tout haut ce que d’autres murmurent tout bas, ce roman manque un peu de style littéraire car l’auteur en bon historien utilise un style narratif, clair et fluide, mais qui privilégie l’idée aux dépens de l’image.

AHMED MAHFOUDH