Rafik Darragi : Jugurtha, un contre-portrait. Editions Nirvana, Tunis 2019,  247 pages. ISBN : 978-9938-53-000-1

[Le roman de Rafik Darragi, Jughurta, un contre-portrait, vient d’obtenir le Comar d’OR 2019, ex-aequo avec La Princesse de Bizerte de Mohamed Bouamoud. Sur ce second roman primé, on lira l’article que lui a consacré Kamel Ben Ouanès le 4 septembre 2018, sous le titre de « La bataille de Bizerte entre le procès de l’Histoire et la question de l’altérité».]

 

Le mérite du roman historique est qu’il ne se contente pas de reconstituer l’action ou l’œuvre des personnages, mais imprime surtout dans le tissu de leur destin la part de sentiments et d’émotions. Si bien que le portrait de ces héros charrie les traits d’une vie alternant heurs et malheurs, parce qu’elle est constamment aux prises tantôt avec la fougue de l’ambition, tantôt avec le poids des adversités.

 

Dans ce cas, le but escompté est de nous montrer derrière le masque ou l’icône du héros, la vraie nature de l’homme qui frémit au milieu de ses contradictions et de sa fragilité. Ce procédé est consubstantiel à la narration. La preuve que le romanesque ne conduit pas seulement à évoquer l’événement historique, mais aussi à décrire le décor où évoluent les personnages, à dessiner leurs traits physiques et saisir leur état d’âme, afin de les ramener à être des silhouettes palpables, devenant presque nos contemporains avec qui nous partageons sinon les mœurs, du moins les sentiments. C’est au gré de cette dramaturgie narrative que le roman historique se démarque du traité de l’historien.

Aussi notre lecture du roman de Rafik Darragi Jugurtha, un contre-portrait (Prix Comar d’or 2019), nous a-t-elle donné l’occasion de saisir de plus près non seulement les soubresauts d’une époque particulièrement mouvementée (le 2ème siècle av. J C.), mais aussi le destin d’un homme dont l’action et les préoccupations sont en familiarité avec l’éternelle tragédie de l’homme politique. Ce qui nous autorise à reprendre, à propos de notre roman, la formule de l’historien français Marc Ferro, un récit sur l’Histoire est un récit dans l’Histoire. Autrement dit, le passé est revisité avec la conscience critique de l’homme d’aujourd’hui. Rafik Darragi ne dit pas autre chose quand il note dans son Avant-propos : «  Le roman historique a l’avantage d’offrir au lecteur une grille de lecture de deux mondes, celui de la Rome antique et celui de la Numidie, à une époque peu connue mais qui, paradoxalement, nous renvoie à notre époque, tant l’adage « l’homme reste l’homme » y est évident ».

En effet, la personnalité de Jugurtha, ce petit fils de Massinissa, est saisie à l’intérieur d’un rapport de forces triangulaire, entre Carthage, Rome et la Numidie.  La ligne de démarcation entre les intérêts des uns et l’ambition des autres est souvent flottante, incertaine, altérée, comme l’illustre le cheminement symétrique entre Massinissa et Jugurtha. En effet, si le grand-père était l’allié de Carthage avant de s’approcher de Rome, le petit fils était d’abord l’ami de Rome, avant de s’insurger contre elle. Rien d’étonnant à une époque où toute la Méditerranée était traversée par des convulsions à la fois internes et externes dont l’origine remonte jusqu’au pouvoir central de Rome. Ce dernier, faut-il le rappeler, était en train de basculer de l’ère républicaine à l’avènement du système impérial. Une période charnière instable, particulièrement propice aux complots, aux trahisons, et aux alliances éphémères qui bousculent, brouillent, au gré de chaque instant, les termes des traités et les dispositifs des coalitions.

Rafik Darragi décrit d’abord l’enfance de Jugurtha dans sa Numidie natale, au milieu d’une population jalouse de son identité, mais en même temps consciente des menaces qui pèsent sur elle face à cette tension ininterrompue entre Rome et Carthage.  Quand Jugurtha a entamé son initiation à la vie militaire, La famille de Massinissa était déjà un allié inconditionnel des Romains. C’était un choix stratégique incontournable, après la bataille de Zama où  Massinissa avait triomphé d’Hannibal, l’ennemi juré de Rome, et était couronné, avec la bénédiction de ses nouveaux alliés dans sa nouvelle capitale Cirta comme le roi de la Numidie.

Puis, une nouvelle génération accède aux destinées du pays. Micipsa, l’oncle et le père adoptif  de Jugurtha procède à la dévolution de pouvoir à ses trois héritiers, Jugurtha, Adherbal et Hiempsal. Exercé à l’ombre du puissant empire romain, le pouvoir de ces trois jeunes rois était protégé, mais nullement indépendant. Et c’est précisément au cœur de cette fêlure politique et institutionnelle que se nichent les germes de la crise à venir. Ces germes sont certes nourris par les hostilités extérieures, mais sont aussi relayés par des complicités internes. La main mise de Rome sur la rive sud de la Méditerranée ne tolère que les signes d’une allégeance sans faille et ne badine pas avec la moindre velléité de liberté ou d’affranchissement. Mais Rome était à ce moment là le théâtre des rivalités meurtrières entre les membres du Senat.  Quand Jugurtha fut convoqué devant l’assemblée des sénateurs, à la suite d’une conspiration ourdie par Adherbal qui l’avait accusé d’avoir assassiné leur frère Hiempsal, savait parfaitement que son sort dépendait des rapports de force entre les parties rivales et que sa condamnation était scellée par un pouvoir jaloux de son hégémonie.

De tels épisodes ont donné à l’auteur l’occasion d’inscrire la trame historique de son roman en corrélation avec la réalité géopolitique de la région. Là, nous suivons le mouvement de Jugurtha au gré d’une cartographie laborieusement tracée où prend forme et consistance toute la région de l’Afrique du nord de l’antiquité, avec ses villes et ses reliefs, ses monts et ses vallées, ses mœurs et ses coutumes. Car, c’est en rapport avec ces espaces que se tisse la personnalité de Jugurtha et s’imprime dans sa conscience la justesse de sa stratégie et la priorité de ses choix.

Le précieux apport du roman de R. Darragi est qu’il a décrypté  minutieusement les conditions de la transformation progressive de Jugurtha qui passe d’un allié fidèle à Rome à un farouche rebelle contre son emprise aliénante. Il rejoint ainsi la posture d’Hannibal, l’autre héros africain de la résistance : « Je suis comme Hannibal, jamais je ne serais ami des Romains» (p231).  Là, nous retrouvons un inamovible paradigme régissant les rapports entre les deux rives de la Méditerranée : à la tendance hégémonique des puissances du Nord s’oppose une incommensurable soif de liberté des peuples du Sud.

Contrairement aux sources latines, notamment les écrits de Salluste, qui présentaient une image défavorable de Jugurtha,  nous relevons chez le romancier R Darragi la volonté de réhabiliter la figure de son personnage et  de nous livrer le portrait d’un authentique résistant qui s’applique à défendre l’identité numide et à contribuer à défendre l’émancipation des provinces d’Afrique du joug des Romains.  Mais ce n’est pas le seul objectif du roman. Pour R. Darragi, la littérature a aussi une autre mission que définit à sa façon le frère de Jugurtha, Hiempsal, fin lettré, auteur d’un ouvrage « les Livres puniques »  et grand lecteur de la littérature grecque : «  Je ne désespère pas de voir un jour nos écrivains, nos penseurs et nos historiens se concerter comme les Grecs pour donner le jour à un projet grandiose qui immortalisera à jamais notre peuple et notre civilisation. Ils se réuniront pour rédiger un récit fondateur de notre histoire ». Voilà, c’est dans cette perspective que s’inscrit le motif de ce roman.

 

Kamel Ben Ouanès