Rabâa ben Achour-Abdelkéfi : Quelques jours de la vie d’un couple. Sud Editions, Tunis 2019, 232 pages

 

 

Omar et Faïza forment un couple moderne comme les autres : une attirance partagée, un début forcément heureux avant que les pressions du quotidien ne troublent leur entente : boulot, éducation des gosses et lot de rêves impossibles.  Mais, détrompons-nous, le couple n’atteint pas le seuil de l’irréparable. Faïza et Omar se chamaillent certes, mais restent unis.  C’est pour cette raison sans doute que la crise du couple, qui constitue par ailleurs l’un des thèmes majeurs de la littérature moderne et aussi du cinéma, ne prend pas dans le roman de Rabâa Abdelkéfi la forme d’une haine dévastatrice, ni l’ampleur d’une discorde irréversible, mais épouse un autre paradigme : se protéger contre les atermoiements menaçants de l’ordre social. Autrement dit, pour le couple, l’enjeu consiste avant tout à défendre sa liberté et à sauver sa dignité. Dans ce sens, la force de résilience du couple est nourrie par l’adversité aliénante de son milieu et l’opiniâtreté des assauts tentateurs qu’il subit.

 

 

De ce point de vue, le roman ne s’articule pas forcément autour d’une radioscopie du couple, comme pourrait le suggérer le titre, mais vise autre chose : brosser, à travers le couple, un tableau saisissant de l’état de la société tunisienne sous le régime de Ben Ali et faire le procès des maléfiques ripoux du système.

Loin des thèses politiques ou idéologiques, l’écriture romanesque adoptée se propose de donner au réel des couleurs, un relief, un vécu sensible et tangible et des silhouettes sculptées par de douloureux frémissements de leur conscience.  Dans ce sens, Faïza et Omar font office de figures martyrisées, écorchées et marquées par des blessures et des mortifications qui les assaillent. Le mal ronge les êtres et consume leur énergie vitale. Mais cela ne se décline pas en une simple vision manichéenne selon un éternel duel entre le bon et le méchant ou entre la victime et le bourreau. Et c’est là où réside l’intérêt majeur du roman attestant de la capacité de la littérature, beaucoup plus que les sciences humaines, de remuer les strates souterraines de l’édifice social et politique et de dénuder les règles occultes de son mécanisme. Pour ce faire, le récit procède à une archéologie, pas seulement du réel, mais aussi de la conscience intime des êtres et de leur représentation subjective et imaginaire de leur environnement social.

En effet, la complexité du réel renvoie à l’ambiguïté des personnages.  Faïza est rejetée par sa famille, parce qu’elle est la bâtarde, le fruit d’un amour passionnel et sincère que sa mère eut pour un inconnu. Humiliée, maltraitée, Faïza se révolte, quitte la famille, poursuit ses études supérieures et forge son propre destin en assumant son rôle de Cendrillon qui veut triompher de l’animosité de ses sœurs ainées.  Mais, elle a beau vouloir s’affranchir de la pesanteur des siens, Faïza n’en demeure pas moins attachée au conformisme social. Elle a besoin de se voir dans le miroir que lui tendent les autres. Autrement dit, elle éprouve un besoin impérieux de reconnaissance : « J’avais besoin de trôner pour me réaliser, même au prix de toutes les compromissions… Je ne voulais pas en imposer seulement à ma famille. Non, pas seulement à elle… C’était une question de survie… Oui, pour survivre, j’avais besoin de reconnaissance. Je voulais être reconnue, reconnue… reconnue par tous. Ton amour (Omar) ne me suffisait pas ».

De même, Omar a quasiment rompu, de son côté, les ponts avec sa propre famille, parce qu’il incarne aux yeux de son géniteur l’esprit critique et indépendant qui refuse la bigoterie et la fausse dévotion. Mais Omar est également un personnage ambigu. Hésitant et incapable de s’assumer pleinement, il est prêt à céder, comme Faïza, aux jeux des compromissions.  Son tentateur est en même temps son protecteur. C’est son oncle maternel, Mongi Abdeljabbar, un affairiste prédateur qui parvient à mettre diaboliquement sous sa coupe des politicards corrompus et des cadres pressés de s’enrichir.

A la rupture de la filiation, un seul remède : la quête d’une nouvelle paternité. Omar était formé depuis ses années de scolarité par son maître, Salah, le prof de philosophie qui s’impose à ses yeux comme le substitut du père. Un autre maître va l’aider à parfaire sa formation, Naceur, un ancien militant de gauche, également ex-prof de philosophie, licencié de l’enseignement après la grève de 78 et réduit à faire le chauffeur de taxi. Toute l’ambiguïté d’Omar est formulée par Naceur en termes d’un implacable verdict jeté à la figure de son « disciple » : « Tu es juste une pièce dans une énorme machine (de corruption). Tu n’es qu’un pion parmi d’autre […] J’étais sûr que tu tomberais comme une feuille fanée au premier sifflet de Mongi Abdeljabbar […] Oui, tu n’avais pas d’autre choix parce que, toi, Omar, tu ne sais pas choisir. On a toujours choisi pour toi. »

Pourtant, Quelques jours de la vie d’un couple n’est pas un roman d’éducation. Les dés y sont jetés.  Les reflexes contractés, à force de compromis et compromissions, ont déjà façonné la position de chacun et largement contaminé aussi bien l’institution familiale que le système économique et politique. Alors que reste-t-il à faire pour déjouer les pièges de l’état généralisé de décomposition ?  Sous la plume de la romancière, la réponse à cette question fondamentale a pris une forme originale qui parodie précisément le classique voyage initiatique.  En effet, Faïza et Omar sont amenés à effectuer, chacun de son côté, une virée, un retour au bercail, une immersion dans le pays de l’enfance, c’est-à-dire dans la Tunisie profonde, là où sommeillent les tréfonds de soi-même. Mais au cours de ce voyage, les personnages ne vont pas savoir plus qu’ils n’en savaient déjà et parfaitement. Toutefois, un événement qui prend l’allure d’un véritable séisme les accueille : l’indicible est verbalisé, les mots tabous sont prononcés, le dérèglement des choses devient alors discours. Le langage proféré s’impose comme acte majeur qui, en étalant devant les personnages toute la vérité crue et cruelle de leur situation respective, les accule à rompre avec leurs inhibitions et scrupules et surtout à s’assumer pleinement.

Kamel Ben Ouanès