HOMMAGE

 

Albert Memmi vient de nous quitter, il était presque centenaire et avait accompli la traversée du siècle, le nôtre : il en avait donc vécu les soubresauts et les bouleversements entre guerres et paix, entre périodes de crise et de prospérité… En largeur, il en avait éprouvé les conflits, les clivages et les contradictions. Plus subjectivement et de manière obsédante, une question avait habité son œuvre, à laquelle il avait vainement cherché une réponse : comment revendiquer sa judéité en même temps que son appartenance au pays natal ?

 

Dans l’un de mes ouvrages de recherche sur La crise du sujet dans le roman maghrébin (Tunis, PUT, 2004), j’avais classé Memmi dans la catégorie des « sujets composites » un terme emprunté à la chimie qui suggère l’impossibilité de fusionnement des composantes identitaires de notre écrivain national, offrant une personnalité irrémédiablement déchirée, sans possibilité de salut. C’est le sens du cri de désespoir que pousse son personnage, Alexandre Mordekhaï Benillouche, dont le nom est l’expression d’une triple appartenance : elle est occidentale (Alexandre), juive (Mordekhaï) et berbère (Benillouche ou béni Allouche en référence à aux berbères montagnards pastoraux). Ce personnage explique par la diversité même de ses origines sa pétrification, sa transformation en Statue de sel pour avoir regardé en arrière et succombé à la contemplation passive de ses origines : « Toujours je me retrouverai Mordekhaï, Alexandre Bénillouche, indigène dans un pays de colonisation, Juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe. Qui suis-je ? », S’écrie-t-il désespérément.

Cette réflexion amère résume, à mon sens, la posture inconfortable de ce grand écrivain qui, à force de vivre     les tiraillements entre ses multiples origines ethno-historiques, a fini par les accepter, les assumer et même  par en faire l’essence créatrice  de son œuvre.

Cette triple appartenance l’avait condamné à traîner le boulet de ses trois incapacités : l’incapacité de choisir une voie identitaire ; l’incapacité de fonder un noyau structurant l’unité de son moi et celle de définir son œuvre à travers un genre précis. Evidemment, définies comme telles, ces incapacités sont pour l’écrivain une source de création et de richesse.

L’incapacité de choisir a été fortement mise en évidence dans son roman Le Pharaon que très peu de critiques, surtout parmi ceux qui lui ont rendu hommage, citent en exemple de son malaise identitaire.  Ce roman m’apparaît pourtant constituer un moment nodal dans le sens où il expose les raisons fondamentales de son choix de quitter le pays natal pour partir vivre en France. Le titre lui-même est une image métaphorique en résonnance avec celle de la « statue de sel », illustrant l’attitude morbide de celui se complaît dans ses contradictions et refuse de réagir. En effet, dans ce roman, Memmi construit le personnage d’Armand Gozlan à partir d’un mythe, celui du Pharaon qui s’enterre vivant : ce personnage s’est bâti un tombeau de son vivant pour ne pas affronter ses contradictions et n’avoir à trancher ni les épineuses questions identitaires ni celles relatives à sa situation familiale. Car « les tombeaux des pharaons, on pouvait y vivre, ils contenaient ce qu’il fallait pour se passer de toute aide extérieure » (P.345)


Et de fait, dans ce roman, Memmi par la voix de son héros, Armand Gozlan, (le double de l’écrivain) commence par formuler un vœu de totalité : « Je suis à la fois un époux, un père, un fils et un ami, un archéologue et un professeur, je suis d’ici et de Paris et, en un sens de Jérusalem que je n’ai jamais vu », constate –t-il au début du récit (P. 58).  Mais il se rend compte très tôt que ce rêve est utopique.

D’abord la communauté juive a perdu sa place dans le pays : « Il n’y en a que pour eux. Nous n’existons ni pour les uns (les musulmans) ni pour les autres (les chrétiens), se dit-il, suite à une conversation sur les origines ethniques du pays. Or nous avons préparé le terrain de leur triomphe ; sans nous ils n’auraient pas existé. Si les grands nomades juifs n’avaient pas poussé jusqu’à l’Afrique du Nord et n’y avaient pas propagé le monothéisme, il n’y aurait eu ni chrétiens ni musulmans (…) (p.44)

D’autre part, déçu par l’indépendance dont il pense que seuls les Musulmans ont récolté les fruits, Gozlan s’installe en France, comme l’a fait Memmi, pour prendre position contre la Constitution de la République, déclarant la Tunisie république arabe et musulmane. Memmi dénonce ainsi l’exclusion de la communauté juive. Malgré sa contribution au mouvement de libération nationale, le héros n’a pas sa place dans la nouvelle société, d’où le choix d’aller vivre en France. C’est parce qu’il n’a voulu ni sacrifier à la judéité ni sacrifier à la tunisianité qu’il a choisi la France Ce pays apparaît alors  comme un terrain neutre, par rapport à ceux qui ont choisi de rester dans le pays natal ou d’émigrer vers Israël. Pour avoir refusé  l’identité unique, Memmi a opté pour le cosmopolitisme absolu, à l’image de la France.


Et depuis lors, Memmi fait le va-et-vient entre Tunis et Paris s’accrochant au mythe du pays natal, pour constater malheureusement que la Hara avait totalement disparu, sans la moindre trace qui puisse permettre de l’évoquer. Afin de compenser la perte du pays réel, Memmi se réfugie dans un Pays intérieur (La terre intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1976, entretien avec Victor Malka), nourri par ses souvenirs et la mémoire du passé juif de la Tunisie.


La seconde incapacité réside dans l’impossibilité d’écrire son autobiographie, du moins dans le sens classique du terme. Car le récit de vie se construit autour d’une unité secrète, un noyau autour duquel tournoient les événements attirés par la scène fondatrice. C’est un mouvement giratoire dont les éléments ne trouvent leur unité que par le biais du centre. Or Memmi, en quête de son repère ontologique (qui suis-je ?), s’est doublement écarté de l’autobiographie au sens classique : d’abord, il s’est réfugié dans le roman à tendance autobiographique. Toute son œuvre littéraire est à base de romanesque, mais elle est fortement infiltrée d’éléments autobiographiques. De cette manière, il pouvait se présenter, non « tel qu’en lui-même dans la vérité de son être » (Rousseau), mais comme personnage ou plutôt personae, c’est à dire masque, figure symbolisant un trait de la condition humaine, celle de l’homme condamné à l’exode, à l’éternelle errance. De cette manière, au lieu d’exposer sa vie, Memmi se projette dans une fiction où le héros, présenté comme victime sacrificielle du déchirement identitaire, attire la sympathie et la compréhension du lecteur. L’auteur peut alors jouer de l’identification et de la distance avec son personnage, être soi-même comme un autre, et détourner à son profit tout le bénéfice de la compassion du lectorat. L’entreprise autobiographique, comme récit de vie, cède le pas à une plaidoirie en faveur du juif errant par le biais de la fiction romanesque.*


Le second écart est beaucoup plus tragique car il mime l’errance de la minorité juive d’origine tunisienne dont certains se sont installés en France alors que d’autres ont émigré vers Israël, séduits par le mythe de la Terre Promise. Memmi a été incapable d’écrire sa vie de A à Z, de manière linéaire. Il a répété le même récit-argument à travers la quasi-totalité de son œuvre. Ce récit se compose de trois motifs majeurs : le paradis perdu, le déchirement et le choix de partir. La répétition inlassable des mêmes motifs traduit la quête éperdue d’un port identitaire : sur le plan poétique, l’autobiographie oblique ou implicite reflète le décentrement identitaire de l’auteur et de toute sa communauté.**


Si nous parlons d’incapacité, c’est à l’entendre d’un point de vue purement méthodique car Memmi, grâce à sa tendance à l’autofiction, rejoint le courant des autobiographies postmodernes.


Nous remarquerons également que son hésitation à se définir dans un genre précis relève de la diversité créatrice plutôt que de l’incapacité. Car, toute sa vie, Albert Memmi a fait dialoguer en lui le philosophe et l’artiste, écrivant des romans et des essais, à l’instigation des grands penseurs de son temps, notamment Camus et Sartre qui lui vouaient une certaine admiration et  ont respectivement préfacé La Statue de sel et Portrait du colonisé. Cette proximité de la littérature et de la philosophie   a engendré une contiguïté bienfaitrice : tous ses romans renferment un débat d’idées et ses essais sont écrits à la manière nietzschéenne, dans un style lyrique, imagé et passionné.


Memmi a été l’homme des contradictions insurmontables et parce qu’il n’a pas pu les surmonter, il a vécu avec. S’il n’a pu transformer la réalité, il en a transformé la conscience, faisant de la tension identitaire une matrice créatrice. Son vœu de totalité (être à la fois juif, tunisien et francophone) s’est réalisé par le biais de la littérature qui a fonctionné comme un ciment colmatant les brèches de son moi et même comme un mode de survie : « s’il n’y avait pas eu la littérature, je me serais suicidé », avoue-t-il à Victor Malka (voir : La terre intérieure).


Toutes les figures qu’il avait utilisées pour se définir –statue de sel, pharaon…- signifiaient son immobilité, sa pétrification, condamné qu’il était à la contemplation passive de ses déchirements. Mais de toutes ces figures, celle du Nomade Immobile est la plus récente. Elle est sans doute la plus significative, car elle suggère que si immobile qu’on soit, on peut voyager sur place et transcender le confinement identitaire…grâce à la littérature !

AHMED MAHFOUDH



* Voir Majid El Houssi, Albert Memmi ; L’aveu et la plaidoirie, Torino, Bulzioni editori, 2004.

** Voir mon article paru dans Ecriture de soi, invention de soi dans les littératures françaises et d’expression française contemporaines, « Autobio malgré sa contribution au mouvement de libération nationale graphie oblique et décentrement identitaire chez les auteurs judéo-tunisiens »,  pp. 137-150, Tunis, Latrach Editions, 2017.