J’ai suivi le parcours de Fadhel Jaïbi depuis les créations collectives du Nouveau Théâtre dont il était le principal animateur. Etudiants dans les années 70, nous étions fascinés par toute la culture d’avant-garde qui prospérait dans les domaines de l’écriture, de la musique, des arts ou  encore du cinéma tunisien qui faisait ses premiers pas en tant que mode de représentation à grand public. Mais, c’était le théâtre qui nous fascinait plus particulièrement, notamment à travers les pièces classiques d’un Ali Ben Ayed,  jouées au Théâtre Municipal, dont la majesté et l’atmosphère solennelle interpellaient le sacré propre au théâtre grec. Mais ces pièces au décor presque nu jouées sur des scènes circulaires (Galeries Yahia) ou des tréteaux rectangulaires (salle de l’Odéon à la Hafsia), cette langue précieuse travaillée par le patrimoine dialectal,  le dédoublement de l’acteur en son propre narrateur, le goût de l’image, l’importance du langage scénique et du jeu corporel aux dépens du texte, l’intensité dramatique… Tout cela nous dépaysait et suscitait la nouvelle catharsis d’un discours théâtral si allogène et en même temps si proche de notre pathos de Tunisiens.

 

 

 

Plus tard, j’ai suivi les créations de Familia, société de productions fondée par Jaïbi et Jalila Baccar et j’y ai retrouvé des pratiques théâtrales en continuité avec celles investies dans le Nouveau Théâtre.

Je ne parlerai pas de l’homme, de sa rigueur ni de sa générosité : depuis qu’il est directeur du Théâtre National Tunisien en 2014, 18 créations ont vu le jour encouragées par des moyens publics. Jaibi a créé aussi,  autour de la salle du 4ème art, un public assidu, motivé et de qualité… Je parlerai ici de l’œuvre et du secret de son succès continuel, puisque chaque pièce  jouait à guichets fermés et constituait l’événement de la scène culturelle tunisoise.

En fait, un théâtre nouveau est né avec Fadhel Jaïbi et sa compagne Jalila Baccar, un théâtre spécifiquement tunisien et pourtant ouvert sur le théâtre mondial, grâce à un mode d’écriture avant-gardiste. Tout est dans cette symbiose de la tradition culturelle tunisienne avec des discours venus d’autres horizons, articulation de la tunisianité avec la mondialité.

Déjà dans Familia, qui porte sur les affres de la vieillesse, Jaïbi-Baccar introduisent une scène empruntée au Macbeth d’Ionesco au cours de laquelle de vieilles sorcières apparaissent en ravissantes jeunes femmes. La comédienne Jalila Baccar réinvestit cette métamorphose dans un lamento sur la splendeur de la jeunesse inéluctablement perdue. Mais plutôt que de  m’arrêter sur  des procédés ponctuels, je voudrais revenir sur la manière dont ce théâtre tunisien prenait en charge les discours théâtraux  du monde.

Dans Noces (1976), Jaïbi se base sur la pièce de Brecht, Noces chez les petits bourgeois, pour démanteler les chimères du bonheur conjugal dans les classes moyennes affectées par le manque de moyens qu’aggrave le passage à une société de consommation : cela donne un cruel face-à-face d’un couple mal marié où la femme revient sur les promesses mal tenues par son mari.


Mais si l’adaptation de la pièce tunisienne est plutôt thématique –même si Jaïbi emprunte à la parodie brechtienne des masques qui tombent au cours du repas de noces – elle sera beaucoup plus structurelle dans les pièces suivantes. Autrement dit, il s’agit d’articuler des situations spécifiquement tunisiennes sur des modes de discours artistiques et/ ou socio esthétiques empruntés aux théâtres mondiaux.

Ainsi dans Junun (Amnésia) adaptée du récit autobiographique de Nejia Zemni, Chroniques d’un discours schizophrène, le couple Jaïbi-Baccar tente de montrer la dimension socioculturelle de la folie, jusque-là attribuée à des malformations psycho somatiques ou à des déséquilibres dans la chimie du cerveau. En effet, derrière la psy interprétée par  Jalila Baccar, et le sujet schizophrène magistralement joué par Mohamed Ali Ben Jemaa, se détache, en arrière-fond l’environnement socio familial: les frères machos, les sœurs paumées, la mère sacralisée. Ainsi le dramaturge a réinvesti la situation d’un malade typiquement influencé par un environnement socio-culturel tunisien dans le courant mondial de l’anti psychiatrie initié par Foucault (Surveiller et punir), Deleuze (L’anti-Oedipe) et couronné par le courant mondial qui dénonce la psychiatrie comme un mode d’enfermement arbitraire et inhumain. Dans ce sens, il n’est pas gratuit que la pièce fasse écho au grand film américain  sur la condition asilaire, Vol au dessus d’un nid de coucou de Milos Forman.


Je passerai rapidement sur Yahia Yaïche qui, à mon humble avis, est une pièce nodale dans le parcours jaïbien, par le volume de travail (14 mois de répétitions à raison de 6H/jour),  la perfection du discours (texte transcrit à partir du jeu corporel des acteurs et de leurs improvisations) et l’importance du thème (la condition de l’intellectuel engagé dans un système dictatorial). Cette pièce est, à mon sens, un vaste bilan thématique, idéologique et esthétique de l’œuvre de Jaïbi dans son ensemble.

Pour en revenir à l’œuvre ouverte, la trilogie Violences, Peurs et Martyr, systématise  ce travail de synthèse en articulant le thème de la révolution avec des modes d’expression allogènes. Ainsi, Violences raconte la recrudescence des actes  agressifs et criminels suscités par le contexte d’un peuple irrémédiablement libéré du joug de la dictature. Mais cette violence est mise en scène avec une telle intensité, une telle brutalité qu’elle provoque le malaise chez le spectateur venu se divertir. On pense essentiellement à Artaud dont le théâtre cherche l’effet cathartique par le biais du malaise. Plus significative est encore la pièce Peurs qui raconte la perdition dans le désert, de personnages à la recherche de repères pour pouvoir s’orienter : Tout commence avec un groupe d’explorateurs qui se retrouve coincé dans l’obscurité de ce lieu, sans issue apparente : « Notre devoir est d’avancer, affirment-ils, sans pouvoir réellement aller nulle part ». Le désert apparait alors comme une vaste prison. Il n’y a pas que les murs qui emprisonnent, la liberté vertigineuse et sans limites est également une prison ; allusion sans doute à une révolution qui a fait sauter tous les verrous mais sans réinventer ses propres balises. Mais ce no man’s land fait surtout penser à En attendant Godot de Beckett, l’indétermination du lieu favorisant une spéculation sur la condition humaine. Comme les clochards de Beckett, les personnages de Jaïbi, tout en croyant qu’ils avancent, font du surplace.


Si l’œuvre de Jaïbi est ouverte sur  les discours théâtraux venus d’autres horizons, elle n’en est pas moins ouverte sur l’Histoire et son devenir. En effet, il nous semble que la trilogie cherche à suivre le mouvement de l’Histoire, celui de la révolution en devenir, en procédant notamment à corriger sa perception et à réajuster sa signification. Violences, décrit la phase de libération brutale et les dérives encourues. Peurs dénonce la frustration et l’incertitude à l’égard d’un mouvement qui a perdu son objet initial. L’orientation de la troisième pièce de cette trilogie n’est pas encore définie : « L’actualité bouge de façon incroyablement rapide, on attend que les choses viennent à nous pour entamer la réflexion sur le dernier volet », affirme Fadhel Jaïbi.

 

Ahmed Mahfoudh