Soufiane Ben Farhat : Le Chat et le scalpel, Editions Nirvana, Tunis 2020, 242 pages.

 

 

« Partir ». C’est l’incipit du roman. Verbe à l’infinitif, isolé et gonflé de mille potentialités. C’est un élan énergique vers un ailleurs imprévisible, incontrôlé comme le Destin qu’on ramène souvent à un simple procès verbal. Tout le roman de Soufiane Ben Farhat semble puiser sa substance dans cette trajectoire débridée, déchainée, furieuse. On se déplace tout le temps dans la trame du récit : hommes, bêtes, volatiles, créatures marines, et même certains éléments de la nature : cyclone, tourbillon, bourrasque. Tout est entrainé par une vive colère, par un ébranlement généralisé. Il y a là une gageure à écrire le roman sous forme d’une composition musicale, sans cesse en crescendo qui happe les choses et les éléments dans un tourbillon circulaire, tel un sepent qui se mord la queue. Car, les personnages ont beau se mouvoir, errer, se déplacer continuellement, ils n’en demeurent pas moins pris au piège d’un grand enfermement que tisse l’Histoire, d’hier et d’aujourd’hui.

 

Le Chat et le Scalpel est donc une vaste radioscopie de la Tunisie, sur fond d’un désenchantement post révolutionnaire, à travers une kyrielle de portraits et de silhouettes qui se croisent, se séparent, puis se retrouvent selon un ordre romanesque, dicté tantôt par une approche réaliste, tantôt par une écriture qui opte pour l’amplification et l’épique. C’est aussi la preuve que Le Chat et le scalpel revisite plusieurs genres romanesques : le roman naturaliste, le roman historique, le roman d’apprentissage, le récit d’aventure et même l’essai philosophique. Fidèle à sa vocation première, le romanesque s’affiche dans cette expérience comme un pot pourri de sujets, de styles, de digressions, de tableaux. Les voix s’y bousculent et s’arrachent le droit de se confesser dans une joute polyphonique. On suit d’abord le récit du personnage narrateur Mehdi Qursû, dit l’Amiral, qui porte en lui les stigmates d’une âme écorchée, désabusée par la conjoncture sociopolitique ambiante. Célibataire endurci, il a un caractère sombre, flegmatique, bohémien à sa façon, mais il a l’œil pur et prompt à capter tout ce qui défile devant lui. Le botaniste qu’il est examine indifféremment la vie végétale et la vie sociale, avant de reconnaitre qu’il se trouve au plus fort de la crise qu’il traverse avec l’ensemble des Tunisiens : « Je fatigue, je chancelle, je chute ».

Mais l’Amiral n’est pas seulement un personnage. Il est aussi le narrateur qui scrute, telle une force oculaire, le défilement des silhouettes et la succession des paysages naturels et des décors urbains. D’où cette vision expressive et subjective qui mesure l’état d’âme de soi et des autres. Emergent alors de ce cercle des Tunisiens désenchantés trois personnages particulièrement saisissants. Chacun d’eux peut faire, à lui seul, l’objet d’un riche et fastueux récit. Saabra, Lima et Am Frej. Aucun lien entre ces trois personnages, puisqu’ils ne se croisent nullement, sinon qu’ils s’adressent à un confident commun, l’Amiral. Mais pourquoi alors les réunir ainsi dans le même roman ? C’est pour montrer qu’ils représentent trois facettes de l’homo tunisien.

Saabra est l’icone de la femme berbère, amazigh, née au nord-ouest, à mi-parcours entre hauts plateaux et hautes steppes, avant de se sédentariser et s’installer avec sa famille au village de Kesra. Ayant l’allure d’une amazone, elle monte bien à cheval sans selle et arpente allègrement les plaines et les campagnes. Mais elle a beau être en communion avec cette nature généreuse et exubérante, elle n’en est pas moins rattrapée par l’histoire du pays. Et pour cause. Elle a deux frères : l’ainé est chef d’un commando anti-terroristes et le cadet, victime d’un attentat islamiste. La ténacité de sa résilience n’a pas étouffé, cependant, son penchant pour un homme, en l’occurrence l’Amiral, malgré la différence d’âge.

Si Saabra est un être tellurique, Lima, elle, est un être aquatique. Digne d’être hissée au rang d’une figure légendaire, Lima représente la composante méditerranéenne de la Tunisie. Issue d’un milieu de pêcheurs d’origine maltaise, elle divorce d’un mari débauché, « un intrépide vide-bouteille » et s’engage avec une rage débridée comme secouriste à la faveur des événements sanglants du 14 janvier, au cœur même de la fournaise à Kasserine et à Thala. Puis, elle rompt avec le pays et la terre ferme. Récupère un chalutier familial, change de look, se transforme en homme et se fait appeler Bahri Malti : « Elle fut jusqu’alors une femme rangée. Elle devint rongée, puis enragée ». Homme et femme à la fois, elle retrouve l’état heureux de l’Androgyne avant la séparation en deux âmes. C’est pourquoi, les derniers chapitres du roman qui lui sont consacrés nous livrent une saisissante symétrie entre Nature et Culture, entre une Histoire mouvementée et un déchaînement des ondes en Méditerranée. Là, l’auteur tisse une matière romanesque où la comédie de l’étrange rejoint le récit épique, dans la pure tradition antique qui nous rappelle tantôt un chapitre de L’Odyssée d’Homère, tantôt un autre des Métamorphoses d’Ovide.

Le troisième personnage est Am Néji. Un marginal qui niche au milieu de la lie du peuple, dans les quartiers de la perdition. En dépit de son généreux tempérament, Frej est acculé à se ranger dans le camp des perdants et des laissés-pour-compte. Il est le « Sisyphe » de la Tunisie moderne, si bien qu’il est conduit naturellement à essuyer les échecs, à connaitre le bagne et à subir les injustices. Mais, Am Néji ne cède pas. Il résiste à sa façon, en se cuirassant contre les affres et les affronts. Il choisit alors de mener une vie secrète, ténébreuse et souterraine, mais fièrement affranchie.

Voilà les trois figures, à la fois douces et vigoureuses, ardentes et délicates. Si elles sont dopées par une forte dose de rébellion, parce qu’elles sont nourries par la soif de l’absolu et surtout durement éprouvées par une formidable charge de désillusion. Pour cerner la richesse de leur personnalité respective, l’auteur ne se contente pas de rappeler leur filiation familiale ou parentale, mais remonte aux origines lointaines, archéologiques là où se croisent et se recoupent leur Histoire commune, celle de la Tunisie ou de l’Africa. Pour ce faire, l’auteur revisite les strates de l’Histoire du pays, déploie un réel savoir encyclopédique, (géographie, sociologie, histoire des mœurs ou des mentalités, etc.) pour que les morceaux du puzzle de la mémoire collective puissent être collés, recomposés, sur fond d’une topologie de la terre tunisienne, à travers ses quartiers (Hay Hlel, Le Passage, La Marsa-Sidi Bou Saïd) ou ses régions (les steppes du nord-ouest, le Sahara, le Sahel…). C’est dire que le roman se veut totalisant, puisqu’il s’applique à embrasser l’ensemble de la physionomie physique et mnémonique du pays.

Roman foisonnant porté par un euphorique besoin d’écrire que Soufiane Ben Farhat communique à plusieurs de ses personnages. En effet, l’Amiral, Saabra ou Lima, alias Bahri Malti, n’hésitent pas à se confier irrésistiblement à leur journal et à consigner, soit les scènes marquantes de leur quotidien, soit les effluves de leur conscience intime. Là, l’écriture oscille entre le pathos de la confidence et l’ethos de la méditation. Tantôt, les mots décrivent les choses avec rigueur et on n’hésite pas, pour les nommer et cerner les objets, à recourir au lexique quasi technique et au style naturaliste. Tantôt, la plume se libère de la pesanteur des contingences, s’accroche aux interstices de la langue et prend aux vocables leur sève poétique, là où on peut trouver la vraie vie, « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » selon la célèbre expression Proust.

Soufiane Ben Farhat nous rappelle que le roman n’est pas seulement l’art de raconter ou de témoigner de l’état du monde, mais surtout l’art de ciseler les phrases et de rythmer le souffle des mots. Le roman est aussi une composition poétique : « Rien ne vaut la sublime goutte d’encre noire pour demeurer toujours en vie. Ceux qui écrivent vivent. Ecrire, c’est une manière de vivre en silence parmi les ombres et les décombres. C’est même, parfois, la seule possibilité de garder le silence. De ne plus hurler continuellement de douleur face à des tombes encore ouvertes. Il vente dehors. Et, dans mon cœur, il pleut des soupirs dans la saison des regrets ».

Kamel Ben Ouanès