Mansour Mhenni, Brises et bruines ; récits brefs et derechef (Nouvelles), Tunis, Yafa-Recherche, 2020.Prix 14 dt

Mansour Mhenni est l’initiateur de la nouvelle brachylogie ou pratique de la brièveté. C’est à ce titre qu’il revendique la concision, non plus comme procédé rhétorique, mais comme courant littéraire où l’esprit de réserve, le goût de l’énigme et l’art de l’échange établissent une représentation partagée entre l’écrivain et son lecteur. Dans son dernier recueil Brises et bruines*, il tente de mettre en pratique  ce nouvel esprit d’écriture qui suggère plus qu’il ne dit et qui interroge plus qu’il ne répond, en jetant sur la réalité « un regard de départ ».

Le recueil Brises et bruines, réunit plusieurs nouvelles courtes qu’il désigne en  sous-titre comme des “récits brefs derechef”. En effet, ce sont 25 histoires, racontées en un minimum de pages, jusqu’à un paragraphe ou une strophe, et qui – pour la plupart – ont été déjà publiées, mais que l’auteur revisite, remanie ou tout simplement réinvente. C’est finalement un recueil de fragments de textes : des fables, des allégories, des poèmes, des pensées intimes ou des réflexions lyriques sur une personne ou sur un lieu, à référence réelle ou fictive, mais qui se rapportent tous à des situations de l’homo tunisianis d’aujourd’hui aux prises avec son environnement socioculturel.

Le titre lui-même annonce l’intention poïétique de l’auteur qui consiste à interroger le commencement, laissant ainsi au lecteur le soin d’en inventer ou d’en imaginer le déroulement : brises ou bruines étant des signes annonciateurs de changements climatiques plus importants.

Le mot recueil est d’ailleurs impropre puisqu’il s’agit d’un pot-pourri où se côtoient des morceaux de textes sans aucun rapport quantitatif ou qualitatif les uns aux autres, mise à part l’atmosphère très spécifique qui ancre la fiction dans des villages tunisiens, souvent au bord de la méditerranée, avec au centre Sayada, le village natal de l’auteur, et dans un milieu plutôt populaire ou de classe moyenne (professeurs du secondaire, agents administratifs…) où les têtes chauffées à blanc par un soleil de plomb sont tentées par le pire. Nous sommes vraiment au pays de Camus où soleil et désir ne font vraiment pas bon ménage.

Diversité, discontinuité et dis-proportionnalité caractérisent ce mélange composite dont on peut amorcer la lecture à n’importe quelle page sans risque d’en perdre le fil. Ce mélange fait référence aux grands textes de la littérature arabe, Al Aghani par exemple, où se côtoient discours scientifique, anecdotes, couplets de poème et conversations enjouées, de sorte que le lecteur s’y promène comme dans un jardin aux mille fleurs et mille senteurs. Il fait également penser à un objet baroque, pierre précieuse à la forme indéfinie qu’on tourne et retourne à loisir, pour le plaisir des sens.

L’auteur recourt surtout à deux sous-genres pour illustrer sa pratique brachylogique : la fable en tant que représentation allégorique porteuse de moralité et le conte populaire à portée didactique. Ainsi la fable de Sept-sous où le personnage, sur le point de gagner le gros lot en promo sport, perd tout en une fraction de seconde à cause d’un ratage malheureux de l’un des joueurs, comme pour nous dire : « Qu’importe ! Nul besoin de savoir, ni de savoir-faire avec le hasard. Il tourne le dos à ceux qui ont cette prétention » Cette leçon explicite est sous-tendue par une leçon implicite : c’est une illusion de croire que les faibles puissent s’en tirer avec un peu de chance, lemmzammer yokood dima mzammer…(le misérable restera toujours misérable).

Mais le conte y est également présent. Il sert souvent de leçon aux enfants. Ainsi, dans La Récompense de Sinnimar, Mansour Mhenni reprend la légende de cet architecte qui, pour prévenir l’ingratitude de son roi, en construisit le château en prenant garde de le faire détruire par le simple fait de retirer une pierre cachée sur laquelle repose tout l’édifice. Ce conte semble apprendre au lecteur que l’ingratitude ne paye pas et tel est pris qui croyait prendre.

A côté de la fable et du conte populaire, l’auteur utilise le fait-divers : il rapporte plusieurs histoires de viols ou de vengeance sanglante, comme pour  mieux ancrer le livre dans l’atmosphère de violence qui règne dans le pays depuis la Révolution. Mais ce qui rattache le fait divers à la pratique brachylogique, c’est que Mhenni s’attaque à l’indicible, en montrant les ressorts psychologiques du crime et en prenant le contre-pied de la version populaire et/ou officielle. Ainsi, la prostituée qui a tué le policier, loin d’être folle ou sanguinaire, ne fait que venger la mort de son enfant, suite à une bavure policière (La M…Respectueuse)

En raison de la brièveté ou de la réserve (je dirais même grâce à elles…), Mansour Mhenni appelle le lecteur à contribuer à la fiction. Celui-ci est sollicité pour en imaginer la fin, la moralité ou tout simplement le pathos qu’elle suscite. La brachylogie est en effet un art de l’échange initié par Socrate pour montrer que la philosophie ne se transmet pas de maître à disciple mais se construit et prend forme à travers l’échange. Mansour Mhenni, en bon disciple du philosophe (Le Retour de Socrate)**, initie un nouveau lecteur à une démocratie culturelle où la vérité ne s’apprend pas, mais se construit mutuellement dans un vivre-ensemble, à la manière des œuvres appartenant à l’ancienne philosophie grecque, basées sur la conversation.

La structure dialogique de ses récits est renforcée par un dialogisme endogène dans le sens où Mansour Mhenni y réactive ses propres lectures. Ainsi son premier récit, La 210ème nuit, fait dialoguer le récit oriental des Mille et une nuits avec un fait-divers sanglant qui répercute la violence de la frustration.

C’est un recueil plaisant, où on retrouve l’esprit des Mousamarat, genre qui appartient plutôt à notre patrimoine radiophonique*. Dans ces veillées ramadanesques, un récit ou une anecdote énoncée par un invité déclenche commentaires et anecdotes similaires. En bon auteur (et chercheur) francophone, admirateur de Socrate et de la littérature arabe, Mhenni se situe au carrefour de cet Orient-Occident qui fait la richesse des littératures francophones de Tunisie et du Maghreb.

AHMED MAHFOUDH



 



*Brises et bruines ; récits brefs et derechef (Nouvelles), Tunis, Yafa, 2020.

**Le Retour de Socrate, Introduction à la nouvelle brachylogie, publié d’abord à Tunis en 2015, puis réédité à Paris en 2017.

* Exemple de Mousamarat, Fi Dar Ammi Si Allala où les invités d’une veillée ramadanesque traitent d’un sujet à bâton rompu chacun allant de son anecdote.