EN MARGE DU CONGRÈS DES ECRIVAINS FRANCOPHONES

(Septembre 2021)

Nous, les écrivains locaux, qui publions en Tunisie pour un public tunisien par le biais de maisons d’édition locales, avons impatiemment attendu le Congrès des écrivains francophones à Tunis pour nous faire connaître et accéder à la tribune coordonnatrice des littératures francophones. Quelle ne fut notre déception de constater que nous avons été tout simplement écartés ! Seuls ont eu la faveur de la reconnaissance, les écrivains ayant publié chez Elyzad, une maison d’édition tunisienne, dont la propriétaire française a des rapports étroits avec l’Institut Français de Tunisie (IFT). Cette situation injuste et décourageante pour les écrivains territoriaux m’offre l’occasion de revenir sur la situation inconfortable de l’écrivain du terroir, suspecté par les arabophones, et ignoré par le Centre (centre / périphérie).

Je ne parlerai pas ici seulement en tant qu’écrivain, mais également en tant qu’enseignant-chercheur depuis trente ans, ayant longuement investi le champ francophone maghrébin, avec un intérêt privilégié pour les littératures tunisiennes, et encadré au moins une vingtaine entre mémoires et thèses de littératures francophones. Cela me permet d’objectiver mon discours, même s’il est difficile d’éviter la polémique car notre situation n’est pas uniquement de l’ordre de l’Histoire littéraire qui établit une hiérarchie de reconnaissance (écrivains consacrés ou de seconde ligne), elle est également liée à toute une politique de la francophonie qui, je pense, est commune à tous les pays francophones.

Cette politique qui favorise les écrivains voyageurs –ceux qui ont accès à la scène francophone parce qu’ils vivent en France ou publient par le biais de maisons d’édition « françaises » aux dépens des écrivains locaux- ne fait que fragiliser un équilibre déjà suffisamment précaire, dont souffre l’écrivain francophone dans son statut même : celui d’emprunter une langue étrangère pour exprimer son vécu autochtone.

En effet, l’écrivain francophone est soumis à un double impératif : d’un côté, il acquiert son identité littéraire en puisant dans l’imaginaire local, se faisant le représentant de sa culture et le porte-voix de sa communauté ; mais de l’autre, il doit être suffisamment ouvert et de tempérament humaniste et/ou universaliste pour se faire reconnaître par l’ensemble de la communauté francophone. Il survit donc grâce à un équilibre fragile entre l’enracinement dans sa culture propre et l’ouverture au monde. S’il est trop porté sur son milieu il devient un francophone du terroir, ghettoïsé pour avoir puisé dans une intra-référentialité et un folklore culturels quasi-incommunicables. S’il est uniquement animé du souci de se faire comprendre, voire de plaire au centre francophone (la France) et à ses satellites (les pays francophones), il devient un francophile déraciné sans ancrage dans sa communauté. Telle est la dialectique du local et de l’universel à laquelle est soumis l’écrivain francophone et tout écrivain qui prétend à l’universalité: il faut qu’il parle de son milieu, qu’il le fasse valoir aux yeux d’autrui, mais il faut que son écriture soit suffisamment transcendante pour permettre à la conscience mondiale de s’y identifier. Pour l’exemple d’une dialectique réussie et à défaut d’un texte francophone, je citerai , à ce propos, Cent ans de solitude où Gabriel Garcia Marquez fait d’un village perdu de Colombie, le microcosme de l’évolution du pays, voire du monde entier.

Comment se positionne l’écrivain francophone tunisien, sujet à cet équilibre difficile? Le panorama des écrivains francophones de Tunisie laisse voir deux groupes :

- Les écrivains locaux qui écrivent en Tunisie et se font publier par le biais des maisons d’édition tunisiennes : ceux-là ciblent un lectorat francophone tunisien, se faisant connaitre à travers les médias locaux ou grâce à des prix littéraires locaux tels que le Comar d’or, la Fondation Ben Ayed ou encore le Prix de la Foire internationale du livre de Tunis. Mais ils s’exportent très mal et cela n’a rien à voir avec la qualité de leurs textes, mais c’est plutôt dû au fait que, coupés de la communauté des francophones, ils se rabattent sur une thématique proprement tunisienne qui s’inspire de leur vécu social et emprunte beaucoup au répertoire arabe. La nouvelle génération, quant à elle, s’investit abondamment dans le fantastique de type anglo-saxon et dans le thriller psychologique dont Stephen King constitue le maître incontesté.

- D’autres vivent en France (tels que Yamen Manai, Fawzia Zouari ou Tahar Bekri) ou sont pris en charge par la maison d’édition tuniso-française Elyzad, favorisée par la mission culturelle française en Tunisie :Azza Filali, Ali Bécheur, Emna Bel Hadj Yahia…Ces écrivains s’inscrivant dans une ligne éditoriale qui convient au lectorat français. Au niveau de la réception, ils satisfont l’attente d’un public dont la curiosité est stimulée par des thématiques telles que l’émancipation de la femme, les souvenirs pittoresques, la pratique de l’islam, le devenir de la Révolution…tout ce qui obéit aux valeurs des lumières et de la démocratie libérale édulcorées d’un certain goût exotique. Cependant, je ne veux pas être injuste envers mes confrères pour qui j’ai maintes fois exprimé mon admiration : l’orientation éditoriale n’interfère en rien avec la qualité de leurs textes, tant du point de vue de l’intérêt de leur thématique que de celui de la richesse de leur poétique. Ce sont des écrivains de valeur et leurs écrits prétendent à la reconnaissance de la scène internationale tant par l’universalité du sujet que par la qualité des poétiques empruntées.

En fait, nous retrouvons chez les uns comme chez les autres des textes de grande qualité littéraire, mais comme je viens de le mentionner, c’est une question de ligne éditoriale et d’«exportabilité»: la seconde catégorie est favorisée par la francophonie mondiale du moment si bien que ses textes s’exportent en France et accèdent même à des médias français. Les autres sont tout simplement ignorés et le symposium des écrivains francophones vient de nous le confirmer, au grand dommage de ceux qui luttent pour la réhabilitation d’une francophonie déjà bien entamée chez nous par la montée des forces obscurantistes, nationalistes arabes ou tout simplement souverainistes.

Car les écrivains locaux doivent lutter à la fois contre le préjugé des arabophones qui nous suspectent encore – ou de nouveau – de favoriser la langue du Colonisateur et contre le Centre qui ne nous considère pas comme suffisamment francophones : « Vous ai-je ou non dit/ quil vous fallait parler français/ le français de France/le français du français/ le français français »! (Léon Gontran Damas)

L’exclusion est donc d’autant plus douloureuse que nous avons cru en la francophonie, que nous l’avons défendue comme un héritage assumé, comme une langue-culture que nous nous sommes appropriée. Celle-ci est devenue, grâce à une activité dialogique entre langue mère et langue d’adoption, un français tunisien ou le français de Tunisie. Mais la francophonie n’a pas cru en nous, nous jetant en pâture aux nationalistes extrémistes qui croient encore que la francophonie relève de l’impérialisme culturel[i].

Plus grave encore, la génération de relève qui ouvre le français sur les nouveaux courants du fantastique est, elle aussi, superbement ignorée et n’a aucune chance de se faire connaître hors des frontières. Pourtant, c’est une génération prometteuse d’un courant francophone exceptionnellement riche dans les domaines de l’imaginaire et de l’écriture littéraire. C’est une génération qui a ses repères et ses spécificités, au même titre que la seconde génération issue de l’immigration.

Et ce n’est pas tout ! Les pionniers de la recherche francophone, disciples de Jacqueline Arnaud(auteur d’une thèse d’Etat sur Kateb Yacine et première enseignante des littératures francophones du Maghreb en Tunisie) n’ont pas été invités à ce « Congrès » : Kamel Gaha, Habib Salha, Mansour Mhenni. Il en est de même pour Hédia Khadhar qui a écrit la première anthologie de la poésie tunisienne de langue française et initié la collection « Classiques francophones » chez l’Harmattan[ii]. Pire encore, le groupe francophone de l’Union des écrivains, instance officielle des écrivains francophones de Tunisie, n’a pas été invité !

Cette exclusion nous décourage énormément en tant que défenseurs et promoteurs de la francophonie en Tunisie. Alors je dirais comme Driss Ferdi le héros du Passé simple de Driss Chraibi, rejeté par les siens, lâché par ses amis français : « Symbiose, oui mais symbiose de mon rejet de l’Orient et du scepticisme que fait naître en moi l’Occident ! »

Mais à toute chose malheur est bon : cet isolement nous offrirait l’occasion de nous constituer en champ autonome, avec une langue et une littérature françaises propres à nous, nourries par notre culture, notre imaginaire, nos métaphores et proverbes. Bref, nous chercherons une véritable tunisianité éloignée de toute écriture sur commande[iii], un véritable français de Tunisie.

Sauf que cette sélectivité nuit également à la francophonie en tant que communauté internationale. C’est que cette francophonie de vitrine ne peut pas pénétrer profondément dans les pays à vocation francophone, elle les abandonne à eux-mêmes à l’heure où ces peuples ont besoin d’ouverture pour échapper à la tyrannie des ultrareligieux et autres adeptes de l’identité unique.

AHMED MAHFOUDH

Enseignant-chercheur en littératures francophones

Et romancier de langue française.



[i] Voir mon article ; « Quelle place pour les écrivains tunisiens de langue françaises », publiéin Lettres Tunisiennes, le 6 novembre 2019.

[ii] Pour l’historique des études des littératures francophones du Maghreb en Tunisie, voir : « Etat et perspectives de la littérature maghrébine en Tunisie », in Cahiers de Tunisie, avril 2007, pp. 72-90.

[iii] Terme employé par Samir Marzouki, « La Tunisianité de la littérature tunisienne de langue française », pp. 23-33, in : Regards sur la littérature tunisienne, Roma : Bulzoni Editore, 1997.