Hager El Hila, Habiba parfum de Halfaouine, Latrache Editions, Tunis 2020

 

L’autobiographie est un genre tardif au Maghreb, liée qu’elle est à l’avènement de l’individu, dans une société plutôt communautariste : on avait de la pudeur à confier ses sentiments et désirs, à exhiber son moi tout nu sur la place publique. Qu’en est-il alors des autobiographies féminines dans la Tunisie de Bourguiba ? Elles traduisaient, certes, la promesse d’un grand changement, mais elles étaient encore entachées de préjugés contre la liberté de la femme. Habiba parfum de Halfaouine[1], Hager El Hila a osé braver tous les interdits : tout en décrivant le paradis perdu de son enfance à Halfaouine, elle évoque avec courage et lucidité ses combats et son endurance pour affirmer sa personnalité et surmonter son handicap de « fille du divorce ».

La narratrice évoque d’abord le lieu de sa naissance Halfaouine, à travers la magie des odeurs et des couleurs qui ont bercé son enfance : « Lieu du vrai plaisir de la vie collective et de (leur) parcours de vie. Lieu aussi du Kââk aux dattes, farcis bien chauds et, tout près à Halfaouine, du nougat d’Ammi Lamine (…) il criait :  Aâtihom ! Aâtihom, donne-leur ! Et les enfants couraient en chantonnant ; on arrive ! On arrive ! » (14)

Scènes de la vie de l’enfance que la narratrice assimile au paradis originel, irréversiblement révolu et qui suscite la conscience aigüe de la fuite du temps dans une existence vouée au déclin :

Le temps passait tellement rapidement invincible ! Les années laissent une sensation de vide autour de soi, vide invisible, tuant, triomphant. Et dire que nous fêtons nos anniversaires ! Drôle d’humanité ! On devrait inviter les pleureuses aux anniversaires, tant la perte du temps est inconsolable !

On croit entendre Rousseau, se lamentant sur le mouvement du temps régi par la loi de la dégradation, l’âge d’or se ravaler à la fin en âge de fer. Et effectivement, Hager El Hila va concevoir sa destinée en autant de ruptures et de séparations, mais son optimisme combattif va transformer ses douleurs en autant de victoires, comme si la souffrance et les sacrifices constituaient la rançon du succès.

La première séparation réside dans l’obligation de quitter leur Halfaouine natal pour s’installer à l’Ariana, autrefois banlieue éloignée et dépeuplée, fel khla el mokhli, mais ce déménagement coïncidera avec son entrée au Lycée Carnot et son initiation à une nouvelle langue qui va la libérer des moules de la culture traditionnelle qui est à base de contes, mythes, légendes et autres composantes de la mentalité archaïque. Pour elle, le Carnot lui permettra l’accès au monde de la connaissance et à la liberté par le biais de cette connaissance-même : « Il lui faisait entrevoir la vraie vie », selon ses propres dires. Mais le secret de l’émancipation réside dans cette nouvelle « langue française (qui) lui donnait l’occasion de dépasser l’interdit et d’exprimer ses pensées intimes… » (109)

La deuxième rupture réside dans le mariage. Elle est violente, voire traumatisante, d’autant plus que c’est un mariage arrangé : non seulement, elle rompt avec l’univers familial qui a toujours constitué une source de bonheur et de sécurité, mais elle doit arrêter ses études pour s’occuper de sa nouvelle famille. C’est en somme une mise à la retraite socioprofessionnelle précoce que l’enfant de Halfaouine acceptera temporairement, le temps de voir naître et grandir sa progéniture. En effet, dix-sept ans après, elle reprend les études avec ardeur et ténacité, pour devenir professeur de secondaire. Mais elle ne va pas s’arrêter en si bon chemin, et persévèrera dans la voie de la connaissance pour accéder à l’enseignement supérieur grâce à une thèse comparatiste sur Céline et Rachid Boudjedra.

C’est en somme le combat d’une femme qui tombe et se relève chaque fois pour poursuivre sa destinée de femme libre : « Toute ma vie a été une marche vers ma liberté de femme, liberté naissant des lettres alphabétiques ; mes plaisirs livresques, ma passion pour l’écriture, mes voyages en France pour la documentation et pour la recherche, tout cela coïncide avec ma vie en marche et représente une quête infinie de liberté acquise par des années de labeur » (166)

Combat admirable contre les carcans de la société qui recouvre toute sa symbolique dans le contexte actuel du retour en force du religieux et du combat des femmes pour l’égalité des droits.

Cette lutte sociale se double d’un combat existentiel pour l’unité de son moi démembré, dissocié en deux personnalités distinctes. En effet, enfant, la narratrice s’appelait Habiba avant d’être baptisée Hager, son prénom actuel. Cette double identité va permettre un jeu dialogique où la narratrice adulte qui dit « je », va se revoir en enfant en utilisant la troisième personne : « Habiba sera le personnage principal du roman et je serai la narratrice, elle sera le corps et je serai le stylo, elle sera la vie et je serai son ombre », affirme-t-elle.

L’écriture constitue, en fin de compte, cette tentative de ressouder les deux moi, l’ancien nourri de culture traditionnelle et de mentalité magico-archaïque, et le nouveau marqué par l’accès à la modernité et par l’ouverture sur le monde. Il s’agit d’une autographie – reconstruction de soi par l’écriture - au sens où l’autobiographie a pour fonction d’intégrer les deux parties du sujet pour en faire une personnalité cohérente, harmonieuse, condition essentielle au bonheur. Grâce à l’écriture, l’auteur a surmonté ses contradictions : « Habiba, c’est moi, s’écrie-t-elle à la fin du roman ! Pas une partie de ma subjectivité, mais la totalité de mon identité, je refuse la double identité, je suis unique ! (…) Adieu Hager, j’assume dans la joie mon identité retrouvée. » (214)

Cette démarche dialogique constitue la vocation essentielle de l’autobiographie : Je veux montrer un homme dans toute la vérité de son être, avance Rousseau. Mais derrière le désir de se dire, nourri par le mythe de l’originalité (je suis unique) et de l’exemplarité (ma vie sert d’exemplum), nombreux sont les projets secrets ou avoués, volontaires ou involontaires.

Chez Hager El Hila, on sent d’abord le désir de surmonter un traumatisme originel, celui causé par le divorce de ses parents ; c’est un roman « qui montre toutes les douleurs infligées par le divorce des parents… », douleurs qui la poussent à une quête assoiffée de l’amour et du bonheur comme antidote à la souffrance. Ce roman est donc une thérapie par l’écriture.

Mais pas seulement, car derrière la destinée de l’héroïne, se dessine en filigrane tout le destin du pays. Depuis l’enfance à Halfaouine, qui représente aussi l’enfance du pays, à l’aube de l’indépendance, dans une société encore simple, solidaire et où règne l’espoir et la joie de vivre. Le Carnot, lui, sera alors le tournant de la modernité dont le décor n’est plus la vieille ville pleine d’odeurs et de couleurs, mais l’Avenue Bourguiba, lieu d’une jeunesse émancipée, cultivée et militante. Ainsi, l’autobiographie se résout en mémoires du pays en marche !

Finalement, une autobiographie n’est pas plus une envie de se raconter en focalisant le récit sur le fil directeur de son existence, qu’un désir de se découvrir à soi-même pour se comprendre, pour s’assumer, faire la paix avec les démons de son passé et accéder à la sérénité. C’est une véritable auto-analyse dont on sort guéri, c’est-à-dire réconcilié avec le monde, les hommes ainsi que son passé. Tel est le sentiment que nous laisse la dernière page du livre :

Habiba, c’est moi ! Ni double identité, ni double personnalité, ni double vie (…) Halfaouine m’attend, je ne partirai jamais bien loin ! (…) Le parfum de Halfaouine, m’attend ce matin, il vient d’ailleurs.



[1] Ce roman a obtenu le prix littéraire ZOUBEIDA BCHIR du roman francophone pour la session 2021.