Sami Mokaddem : Il était deux fois le Petit Prince, Editions Pop Libris, Tunis 2021, 201 pages.

 

Karim et Kenza s’entrevoient dans une clinique parisienne où sont hospitalisés respectivement le père du premier et le grand-père de la seconde. Les deux vieux malades avaient déjà noué une affectueuse relation d’amitié, à la faveur des séances de dialyse qui les réunissent. Au cœur de cette amitié, un livre, en l’occurrence Le Petit Prince de Saint-Exupéry que le grand-père a prêté au père de Karim. « C’est mon voisin de dialyse qui me l’a prêté. Il voulait que je le lise afin que nous nous en discutions ensemble. C’est curieux, mais il avait dit qu’il avait relevé un secret caché entre les pages[…]Le bonhomme l’a même annoté ». Voilà le décor ainsi installé.  L’histoire d’un livre ! L’histoire des rapports entre les générations ! Ou encore une aventure qui s’insère dans les interstices entre les deux !

Le roman se veut d’abord un hommage au père qui va disparaitre, au bout de quelques chapitres, après avoir transmis à son fils le goût des affaires et l’art de démêler les inextricables combinaisons ou échafaudages financiers. Le grand-père hospitalisé a, lui aussi,  transmis à sa petite-fille Kenza la passion de l’investigation et surtout l’intérêt pour Le Petit Prince et pour la mystérieuse disparition de son auteur. Et c’est précisément autour de ce parallélisme que vont s’articuler tout à la fois la matière narrative du récit et sa composition. En effet, le roman est porté par deux voix qui alternent sans se confondre, au gré d’un ordre diptyque dont le mécanisme tient à un fil ténu et caché, comme si le secret de l’implacable destin du célèbre écrivain, pour être protégé, avait trouvé dans l’intimité de ce couple tunisien le meilleur destinataire. Et voilà que, par un étonnant tour des circonstances, vont se rencontrer les deux protagonistes Karim et Kenza. Bien plus, ils se retrouveront en Tunisie et partageront la villa de la Marsa. De ce point de vue, Le Petit Prince et l’aura du mystère qui l’enveloppe, font certes l’objet d’une laborieuse enquête ou recherche, mais ils font office en même temps de médiateur, voire d’entremetteur (sans connotation péjorative) entre Karim, Kenza et leur tendre idylle.

Ce cadre socio-psychologique ne serait qu’un camouflage narratif pour garder en secret ce qui intéresse le mieux l’auteur.  En effet, chez Sami Mokaddem l’écriture suit une trajectoire cohérente et creuse indéfiniment le même sillon ou le même foyer de son univers mental et intime. Si bien que le champ littéraire qu’il affectionne le plus épouse les contours d’un pays ou d’un continent, vaste comme l’univers, riche comme l’imaginaire où les trajectoires narratives sont autant des expériences sans cesse renouvelées que des variations autour d’un thème : un télescopage du merveilleux et de la fantasmagorie qui forment dans leur brassage un étonnant paradigme quasi scientifique. Charles Mauron appela cela « des métaphores obsédantes », car là, l’écrivain, s’acharne à explorer sans répit les strates de ce foyer intime qui l’attire autant qu’il l’intrigue. Ce qui est en jeu dans cette entreprise, c’est moins la fascination de cet univers caché des signes que la nécessité urgente, impérieuse d’en déchiffrer le sens et d’en décrypter les composantes. Là, on s’attend à ce que le texte ou le manuscrit examiné recèle des traces énigmatiques fort excitantes pour la curiosité et fertiles pour une imagination débridée, exaltée. En effet, à chaque nouvelle aventure romanesque, les personnages de Sami Mokaddem endossent la posture d’exégètes des signes, d’explorateurs qui s’embarquent dans une équipée laborieuse qui les conduira aux limbes d’une terre mystérieuse, insoupçonnée, avant d’aboutir à une surprenante et inopinée rencontre : celle de soi-même. Et c’est précisément à ce niveau que se cristallisent l’originalité et la poésie de cette expérience littéraire.

Ce texte (Il était deux fois le Petit Prince) parle d’un autre texte (Le Petit Prince) avant de renvoyer à un troisième qui est enterré et soigneusement caché. Se profilent alors, dans le roman qui est entre nos mains, quelques signes qui nous interpellent et nous invitent, comme par contamination de ce jeu livresque, à un exercice de décryptage. Notre attention est éveillée par le secret de la lettre K, initiale des deux noms de Karim et Kenza, ou par le jeu d’interférences entre la création littéraire et le domaine des finances, ou encore par le sens de la rencontre entre un représentant du monde des finances et la représentante d’une maison d’édition. Nous naviguons donc dans ces signes qui composent certes notre vie, mais qui irriguent la matière des œuvres littéraires que nous lisons. Ces signes charrient probablement des éléments autobiographiques.

Chez Sami Mokaddem, l’écriture est fille de la lecture. Autrement dit, c’est essentiellement autour du statut du personnage lecteur de romans que se construit la matière et l’univers de la plupart de ses récits. En effet, dans son dernier opus, le récit prend la valeur d’un roman à clés, c’est-à-dire nourri de mystères et de références dissimulés dans le corps du texte. Mokaddem laisse entendre que l’œuvre littéraire chez Saint-Exupéry ne saurait se réduire à un simple édifice imaginaire ou des traces subjectives et biographiques. Elle s’applique aussi à réinventer une écriture palimpseste où le texte charrie un excitant sens latent, souterrain qui renvoie à des réalités tangibles et non moins mystérieuses. L’écriture qui pourrait paraître, pour certains, transparente  n’est en vérité qu’une écriture hiéroglyphique qu’il faut savoir déchiffrer, décrypter afin d’accéder au véritable univers de l’auteur. Cela est d’autant plus important que chez Saint-Exupéry, ou plutôt chez le personnage de Saint-Exupéry, l’existence suit deux trajectoires tout à la fois opposées et convergentes : le goût de l’ascension céleste, d’un côté et l’attirance de secrètes profondeurs telluriques, de l’autre.

Aviateur audacieux, éternel amoureux, voyageur inlassable, Saint-Exupéry, tel qu’il est présenté dans le roman de Sami Mokaddem, est mû par le besoin de déchirer le voile du visible afin de pénétrer au cœur d’un monde ésotérique des signes où se construit la matière d’une existence poétique parallèle. L’engagement humaniste de Saint-Exupéry lui a dicté le devoir d’adresser à l’attention de l’humanité un message important « dont il n’a dévoilé qu’une petite partie dans son dernier ouvrage, Citadelle ». Ce message est peut-être celui-là même qui moisit dans le coffre-fort enterré dans le jardin de la villa de la Marsa et que le couple Karim et Kenza se garde de divulguer, sous prétexte que « L’Humanité n’est pas encore prête pour cela ». En fait,  tout le roman est liponymique puisqu’il construit ainsi sa trame autour d’une case dont le contenu est, sinon vide, du moins immanquablement indicible.

 

Kamel Ben Ouanès