Alia Mabrouk, Sans Frontière, roman, Arabesques Editions, 2022, ISBN : 9789973706539

Alia Mabrouk a une longue carrière dans le roman historique, depuis Les Blés de Dougga son premier roman, jusqu’au Roi Ambigu. Mais avec Fajria son avant-dernier texte, elle emprunte une nouvelle voie, celle du roman social, confirmée grâce à Sans Frontière, qui narre la saga d’une famille juive de Djerba. Or, cette rupture s’avère superficielle dans la mesure où le genre social chez Alia Mabrouk demeure solidaire du récit historique dans lequel elle puise toujours et l’approche (la démarche chronologique) et la richesse documentaire.

En effet, l’autrice décrit la crise d’une famille juive révélée par la naissance de leur fille Lila. Mais pour comprendre les tenant et aboutissant de ce conflit familial, il fallait remonter à la source de la communauté juive, décrire son exode et les lois religieuses qui régissent leurs valeurs et leur mode de vie. Ce qui nous donne un roman à genre mixte, où dialoguent les chapitres narratifs avec ceux qui réfléchissent sur la condition juive et sur la religion en général.

Pour commencer, Esther donne naissance à Lila, qu’elle rejette tout de go, dans le contexte de sa communauté religieuse qui favorise le mâle. Or Lila est fille de sa génération, elle se révolte contre l’esprit religieux de ses ancêtres. Sa rébellion aura pour catalyseur les études qui permettent d’accéder aux connaissances scientifiques et de laïciser les esprits, provoquant ainsi ce que Marcel Gauchet appelle « le désenchantement du Monde ». De même, sa révolte se concrétisera à travers l’amitié indéfectible qu’elle entretient avec Fatma sa camarade de classe musulmane, chez qui elle se réfugie chaque fois qu’il y a querelle avec la mère ; ce qui constitue en soi un scandale aux yeux la communauté juive. Le premier acte réfractaire de Lila correspond donc à son refus de la claustration communautaire.

En effet, Alia Mabrouk décrit la coexistence des communautés juive et musulmane dans l’île de Djerba, terre d’accueil et carrefour des cultures. Mais dans le même temps elle stigmatise les barrières religieuses qui entravent le vivre-ensemble de ces communautés millénaires. Par conséquent, le thème de l’émancipation de la femme, traité à travers la révolte de Lila contre le système socio familial, ne prend sa signification que dans le cadre d’un refus des lois religieuses qui lui imposent un statut inférieur. La mère elle-même fonctionne à l’intérieur d’un ordre religieux quasiment orthodoxe qui ne laisse pas de place à l’instinct maternel : « Tu ne comprends pas, réplique-t-elle à son mari qui protestait contre la sévérité de sa femme, ce n’est pas notre vie commune que je juge, c’est la société, les lois les coutumes. Une fille doit endosser tellement de préjugés que je dois apprendre à Lila d’accepter d’être maltraitée pour endurer sa vie future qui sera comme toutes les vies des femmes pleine d’interdits. »(57)

On ne peut être plus clair quant au lien entre le statut de la Femme et la question religieuse.

Toutefois, ce conflit de générations sur fond de lois religieuses se double d’un autre qui se déroule à l’intérieur du couple Esther et Mardochée. Ce mari dont l’esprit est plutôt simple ne s’embarrasse pas de règles religieuses, il laisse agir la Nature humaine et aime suivre son élan empathique :

Mardochée passe sa main dans ses cheveux. Il est dérangé par Esther. Pourquoi a-t-elle ce genre de pensée ?. Il ne lui demande rien de plus que de tenir la maison, d’être belle, de lui faire de bons plats, de rire avec lui quand il a envie de rire, de s’angoisser avec lui quand les clients se font rares. C’est simple la vie, il lui apporte chaque jour l’argent dont elle a besoin, il ne lui demande jamais de comptes, mais s’étonne beaucoup qu’elle se casse la tête avec ce genre de pensées (58)

Traversant une crise de devenir - Krisisen grec signifie tournant - dans une région marquée par les soubresauts de l’Histoire, ce que d’aucuns appellent cyniquement le Printemps arabe, Alia Mabrouk décrit, à travers l’histoire de cette famille tunisienne de confession juive, la tension permanente entre le désir de vivre dans tout ce qu’il a de spontané d’une part, et le dogme religieux castrateur de cet élan vital, d’autre part. Le Sans frontière d’Alia Mabrouk est le roman de la lutte acharnée entre le principe du plaisir et son inhibition, entre le désir (qui est de fait) et le devoir moral et/ ou religieux (ce qui devrait être)

Cette opposition est d’autant plus forte qu’elle affecte l’écriture même du texte. A sa lecture, on la sent surtout dans la différence entre le récit dans tout ce qu’il a de narratif et les chapitres-commentaires qui le ponctuent : ensemble de réflexions de l’autrice sur la religion juive en particulier et sur l’esprit religieux en général.

Laïque de formation et libre d’esprit, Alia Mabrouk pense que la marche vers l’universel suppose forcément l’effacement des frontières religieuses. Ainsi pour se rapprocher, les communautés juive et musulmane doivent entreprendre un effort de laïcisation, par lequel elles accèderont à l’humain, la chose au monde la mieux partagée.

La romancière soutient également que la modernité se construit nécessairement aux dépens de la mentalité magique et de l’esprit religieux. En conséquence, le monothéisme est appelé à disparaître comme avaient disparu d’autres croyances plus anciennes que lui. Elles étaient emportées par la vague de désenchantement du monde. Aussi Alia Mabrouk se projette-t-elle, au terme de son roman, dans l’avenir de l’humanité pour annoncer la fin inéluctable du religieux :

« Tous ces lieux sacrés qui ont été fréquentés, bénis, pleurés, suppliés par des populations anciennes avec autant de sincérité ou de naïveté c’est selon (…) quand donc je vois ces sanctuaires déserts, je me dis qu’ils deviendront probablement eux aussi des lieux touristiques pour populations en vacances,».

AHMED MAHFOUDH