Tahar Bekri, Chant pour la Tunisie , Ed. Al Manar, 2023, avec des peintures d’Annick Le Thoër.

 

 

 

Au moment où le pays gît sous le poids de l’ignominie et de la laideur, de la lâcheté et de la bêtise, Tahar Bekri, l’un des plus constants et des plus féconds de nos poètes[1], éprouve la nécessité de chanter sa terre natale, comme s’il cherchait à consoler ce « mûrier triste dans le printemps arabe »[2], malmené par les caprices de l’Histoire.

 

 

Déjà, au lendemain du bouleversement du 14 janvier 2011, dès que notre poète entendit résonner le chant de la liberté, le cœur vibrant, il n’hésita pas à prendre sa plume pour partager la joie triomphale de ses compatriotes. Et ce moment historique inédit allait inspirer T. Bekri et donner ainsi naissance à un émouvant recueil intitulé Je te nomme Tunisie .[3]

En somme, et malgré les distances, notre poète a toujours porté au fin fond de son être une part du « bled », qu’il avait quitté jeune pour s’établir en France. En témoigne ce chant de la nostalgie adressé « au Pays », un hymne qui se nourrit des souvenirs des lieux et des moments partagés avec les siens, mais aussi, ceux des senteurs et des couleurs, des paysages et des rivages de cette terre altière, riche d’une histoire tumultueuse.

« … Dans les cités nouvelles

Je laboure ta mémoire lointaine et proche

Berbère numide phénicienne punique

Romaine byzantine arabe

D’Afrique ta sève

D’Arabie et d’Orient tes ferveurs… »[4]

Ainsi, de la Bretagne où il réside, le « je », ce « migrateur à rebours »[5]cherche à renouer le lien avec sa Tunisie, celle de son enfance et de sa jeunesse. Dès lors, le chant devient une sorte de passerelle qui lie le poète à l’autre rive, l’occasion, pour lui, de renouer avec ses racines, à travers ces petites touches, ces séquences concises qui viennent ravir à l’oubli tous ces menus gestes du quotidien, des visages comme celui du grand-père dans son champ, ceux des anonymes comme ces pêcheurs ou ces ouvriers aux « mains rugueuses » qui suaient au milieu des « steppes d’alfa ».

Dans cette invitation au voyage dans le temps et dans l’espace, on accompagne le poète dans sa quête des réminiscences qui lui rappellent « le pays », celles des odeurs et des paysages, celles de sa faune et de sa flore. L’expression de cet attachement est tellement forte que tout est mis à plat. Ainsi, sous sa plume, Majel Ben Abass, cette bourgade du sud-ouest du pays, ou Sidi Boulbabase se trouvent emportés par le même souffle poétique et évoqués sur le même pied d’égalité que ces villages portugais ou italiens, coqueluches des touristes étrangers, voire même avec les grandes cités occidentales.

Tantôt méditative, tantôt nostalgique, la poésie ne se laisse jamais tenter par l’aigreur. Il s’agit de ne pas gâcher ce rendez-vous intime et de profiter de ce moment de ferveur. Même si le ton peut devenir, parfois, méprisant, vilipendant la menace islamiste, ou indigné, en évoquant avec pudeur le souvenir de la prison de Borj Roumi où il fut enfermé, alors qu’il était jeune militant, et où il fut accablé par « l’insolence des gardes », il n’est jamais acrimonieux.

En fait, la poésie de T. Bekri respire la jouissance. Puisant dans toutes les ressources de la langue, ce dernier jubile, en damant les mots, tissant les fils du langage pour nous offrir un univers chamarré. Elliptique, l’expression alimente notre curiosité et suscite notre attention. Elle éveille chez nous de l’émotion et cherche à nous livrer le mystère des choses. A travers l’alchimie du langage, on est invité à nous replonger dans l’univers du poète, à partager avec lui les moments d’émerveillement, d’étonnement, ou de plaisir, face à la riche réalité du monde.

Tout en étant un bilingue confirmé, le poète ne boude pas son plaisir en fécondant les mots de la langue de Molière. Chez lui, celle-ci n’a jamais été un « butin de guerre », mais plutôt, une autre possibilité de se raconter, mais aussi de traduire les frémissements du monde. Contrairement à d’autres auteurs de sa génération, Bekri n’a jamais été dans le dépit. Affranchi du carcan de l’ethnique, c’est avec elle qu’il a appris à devenir peu à peu citoyen du monde, animé par une curiosité sans bornes, ouvert à toutes les cultures. Chez lui, Tahar Djaout côtoie Paul Celan et Al Halladj, Nerval. Le poète H.Drachmann, Rûmi, Senghor, Gaspar, Neruda, Dostoïevski et d’autres qui peuplent le chant lui donnent de l’éclat tout en témoignant de la dimension humaniste de cette poésie qui, sans perdre de sa vigueur ni de son exigence, continue à plaider la cause de la fraternité dans un monde de plus en plus menaçant.

« Permets

A mes vers d’écrire tes chants

Sans frontières

Tous les humains sont mes frères… ».

Salah El Gharbi



[1] Il a à son actif une trentaine d’ouvrages.

[2] Il s’agit du titre de l’un de ses derniers recueils, paru chez Al Manar en 2016.

[3] Recueil publié par Al Manar en 2011.

[4] Op.cit, p. 29

[5] L’expression appartient au poète.