Hassanine Ben Ammou, Bab al-Uluj (roman), traduit de l’arabe par Ahmed Gasmi, Arabesques, 2023.

Hassanine Ben Ammou est devenu, par la force de son œuvre en quantité et en qualité, l’écrivain majeur de l’Histoire de la Tunisie. Ayant longuement vécu dans la médina et ayant eu accès à la mémoire du pays grâce à sa fonction aux archives du Premier Ministère, Ben Ammou a combiné sa bonne écoute des mythes et légendes que lui racontaient les vieux beldis avec son travail de fourmi suscité par la documentation à sa disposition. Le résultat est cette œuvre enchanteresse où l’Histoire romancée devient motif de connaissance et du plaisir d’entrer dans un monde merveilleux et dépaysant.

Bab al-Uluj, traduit au français par Ahmed Gasmi, est le premier maillon d’une trilogie qui porte sur la période Hafside*. Il s’agissait au départ d’un feuilleton journalistique publié pendant les années quatre-vingts dans un journal tunisien Al Âmal. Ce roman garde donc l’aspect d’un roman feuilleton où chaque épisode utilise le suspense comme moyen d’accrocher le public à l’épisode suivant.

Ce feuilleton est converti en roman historique avec tout le charme dépaysant qui caractérise l’Histoire romancée, mais aussi toute la rigueur propre au genre : datation minutieuse des épisodes historiques mentionnés, personnages faisant référence à des personnes ayant réellement existé, détails des costumes et des tableaux d’intérieur (architecture et ameublement) ou des paysages extérieurs (paysages humains et lieux géographiques). Hassanine Ben Ammou se sert-il de ce décor historique pour camper une belle histoire d’amour que l’éloignement dans le temps rend encore plus féérique ? Ou bien, l’histoire d’amour n’est-elle qu’un prétexte pour parler de la Grande Histoire, celle de Bab al-Uluj et d’un épisode glorieux de la dynastie hafside ?

Il s’agit d’une histoire d’amour qui comporte deux intrigues parallèles et inversement proportionnelles : Maria enlevée par des corsaires lors du Carnaval de Venise sera vendue à Tunis au harem du sultan hafside Abou Farès et deviendra sa concubine favorite. Bien plus, elle gagnera petit à petit son cœur pour devenir sa légitime qui lui donnera sa descendance. Il s’agit d’une belle histoire d’amour marquée par la loyauté conjugale du sultan et par la sincère fidélité amoureuse de Maria, baptisée Rym. Parallèlement, Antonio, amoureux de Maria depuis qu’ils étaient à Venise, est capturé en même temps qu’elle. Il arrive à échapper à ses corsaires et poursuit sa bien-aimée de ses assiduités sans lâcher prise. Mais autant l’histoire d’amour entre le sultan et la belle captive italienne est réussie, autant les efforts d’Antonio pour gagner le cœur de sa belle compatriote sont voués à l’échec, voire totalement désespérés. Le récit évolue selon ce triangle amoureux – femme aimée, amant légitime (Sultan), amant illégitime (Antonio) -  où la félicité du couple reconnu est en proportion inversée avec l’échec de l’amoureux clandestin. Progressivement, Antonio s’identifie à la figure du majnoun telle que nous la rencontrons dans Layla ma raison d’André Miquel, errance, délire et déchéance. C’est ainsi que nous apparaît le malheureux amant à la fin du récit :

Antonio avait quarante-huit ans. Son visage avait changé, sa vue avait baissé et sa barbe était d’une longueur qui attirait l’attention des gens. Usé par la maladie, la consommation excessive des narcotiques et du vin, il avait l’air d’un vieillard au dos voûté, marchant avec difficultés en s’appuyant sur un bâton qui ne pouvait ni porter la lourde masse de son corps, ni l’aider à redresser son dos. (346)

Le roman nous offre donc une belle histoire, à la fois idyllique et pathétique. Mais dans le cas du genre historique, le récit n’est qu’un prétexte pour parler d’un temps et d’un espace. En effet, si l’aventure amoureuse de Rym permet de peindre un règne dont nous pénétrons les arcanes grâce à la femme la plus proche et la plus intime du Sultan Hafside, l’errance d’Antonio, sa quête désespérée, offre l’occasion d’un balayage de l’espace de ce règne, celui de Tunis (devenue sous les hafsides, pour la première fois capitale), de ses ports marchands, ses souks, ses palais dont nous retrouvons une belle description, en même temps que la restitution de l’atmosphère politique, sociale et culturelle propre.

Mais dans le cas du roman historique, la petite histoire n’est qu’un prétexte pour aborder la grande Histoire, celle de la renaissance des hafsides sous Abou Farès. En effet, cette dynastie a connu ses heures de gloire sous le règne de ce sultan qui a renforcé le pouvoir de l’Etat malgré la convoitise de ses nombreux frères, pacifié le pays et dompté le sud du royaume où de nombreux petits états se sont autoproclamés tout en négociant de nombreux accords avec les consulats étrangers.

L’histoire d’amour et de fidélité entre Abou Farès et sa concubine favorite, mère du Prince héritier, a constitué un facteur déterminant de cette stabilité et de la longévité du pouvoir d’Abou Farès qui a duré quelque quarante ans.

Ce roman se distingue  donc par l’abondance et la richesse des données historiques  qu’il nous est donné de suivre tout au long de ces quarante ans de règne, mais il vaut encore plus par l’atmosphère et les péripéties du récit. Déjà, dès le titre, Bab al-Uluj ou « porte des esclaves », nous sommes introduits dans une atmosphère  bien orientaliste, puisque cette porte était le lieu où se vendaient les captives chrétiennes (âljia). C’est là que Maria fut vendue au harem du sultan avant de devenir sa favorite. Mais, auparavant, elle a été enlevée à l’occasion du carnaval de Venise en même temps que son amoureux qui arrive à s’évader du bateau en rade au port de Radès: nous avons donc droit à un roman d’aventures, avec nombreuses péripéties : capture, enlèvement, évasion et quête en incognito de la bien-aimée…

Roman d’aventure et atmosphère d’Orient contribuent à nourrir le plaisir de la lecture grâce au suspense de l’intrigue  et à l’incertitude qui pèse sur le sort des personnages jusqu’à la dernière page.

Au fil de sa carrière romanesque, Hassanine Ben Ammou, écrivain et peintre, se révèle un grand maître du suspense et un subtil compositeur des tableaux littéraires dont la richesse rappelle à bien des égards les célèbres tableaux de peinture, dont notamment ceux de Delacroix et sa période algéroise.

La femme battit des mains. Aussitôt trois négresses bien en chair apparurent. Elles conduisirent les captives européennes vers une grande porte qui s’ouvrait sur un couloir menant au vestiaire où elles quittèrent ce qui restait de leurs déguisements. Puis elles entrèrent dans une vaste salle dont le plafond était une immense coupole aux ouvertures multiples d’où filtraient des rais de lumière. Cela donnait plus de brillant à l’éclat des murs revêtus de marbre blanc et aux colonnes de marbres noirs qui soutenaient la coupole… (69)

Le roman historique implique un souci d’exhaustivité qui est à la fois une qualité et un défaut : d’un côté, le sens du détail permet la peinture d’une atmosphère pittoresque et dépaysante. Mais d’un autre côté, on tombe sous le coup des digressions ou des détails quelquefois gratuits, voire inutiles.

Enfin l’auteur fait des clins d’œil au présent, en insistant sur l’atmosphère de tolérance et d’ouverture d’esprit qui régnait dans la culture islamique, à l’image de ce personnage de Âbdallh al-Turjman un Espagnol qui s’était converti de son propre gré à l’Islam et avait écrit un essai, La Dispute de l’âne où il critique le dialogue des sourds entre les religions :

Le Chrétien se moque du musulman et ce dernier fait de même, mais chacun d’eux le fait dans sa langue parce qu’ils ne se comprennent pas et ignorent tout de leur idiomes respectifs…et c’est là que réside la catastrophe. (225)

Pour conclure, signalons la belle traduction d’Ahmed Gasmi, Professeur de littérature comparée dont la langue, belle, riche et précise lui a permis d’être au plus près du style narratif du texte d’origine. Le traducteur nous a déjà offert une belle traduction, Bargellil de Béchir Khraief* où il sut restituer le parler tunisien utilisé par le personnage principal.

Ahmed Mahfoudh

 



* Hassanine Ben Ammou, Bab al-Uluj (roman), traduit de l’arabe par Ahmed Gasmi, Arabesques, 2023.

* Bachir Khraief, BargEllil, traduit de l’arabe par Ahmed Gasmi, Tunis, arabesques, 2017.