Tahar Bekri, Le livre du souvenir, Elyzad, Clairefontaine, Tunis, 2007, 234 pages,  ISBN10 : 9973-58-006-

                      0 / ISBN13 : 978-9973-58-006-1.

             

            Quand un universitaire se met à vous parler des nombreux  colloques auxquels il a pris part, il s’expose aux soupçons de vanité. L’allergie à la « colloquite » vous gagne aussitôt et vous redoutez le propos de vantard et autres  rebuts des moi hypertrophiés. Rien de tel pourtant dans Le Livre du souvenir, dernier ouvrage du poète et universitaire tunisien, Tahar Bekri. Il y relate, entre autres, sa participation aux manifestations  culturelles internationales, mais il le fait dans un état d’esprit tout autre. A la lecture, les appréhensions se dissipent  et on regrette  d’y avoir cédé trop vite. C’est que Tahar Bekri doit ses carnets à ses voyages. Il doit ses voyages aux colloques académiques et aux rencontres poétiques, organisés ça et là à travers le monde. Souvent invité « pour une lecture de poésie », il ne cherche à impressionner personne, ni d’ailleurs à s’acquitter d’une quelconque  dette vis-à-vis des institutions  qui l’ont accueilli. Ces organismes, quand ils sont mentionnés dans Le Livre du souvenir, font tout naturellement  partie d’un réseau  de médiation culturelle, dont il se sert, tout comme ses confrères poètes et  collègues universitaires. 

 

             Ces carnets couvrent une période cruciale dans la double expérience du chercheur  et du poète. Bekri, qui «  remercie le soleil d’avoir eu la main large », est un nomade de la culture. De gare en gare, d’aéroport en aéroport,  il est habité par « le désir d’être ailleurs ». L’imparable « envie de partir au loin. Quitter Paris. Voir d’autres horizons » répond, chez lui, à un besoin de transhumance ou plutôt de « transhumanité ». En tout cas, entre 1987 et 2006, il n’arrêtait pas de partir. Il a beaucoup voyagé. En France , en Europe et dans le monde.  Quand il n’était pas en partance, il se promenait dans Paris. Sa mobilité vous donne le vertige. On dirait qu’il n’avait pas de chez lui. Ou alors il y passait peu de temps.

 

             En fait, ce n’est qu’un leurre dû aux effets de la lecture. Si l’auteur n’évoque que rarement sa vie personnelle et professionnelle à Paris, c’est parce qu’il a soumis sa mémoire à une sévère sélection. En tenant compte de la datation qui régit les carnets, on s’aperçoit que Bekri fait, dans le calendrier, des sauts longs, parfois  de quelques mois. N’accèdent donc à la dignité du souvenir que la promenade et le voyage revigorants, ceux qui ont favorisé des rencontres décisives et des retrouvailles régénératrices aux plans poétique et intellectuel.

 

 Au « temps des Jacobins », le jeune étudiant tunisien enjamba d’une foulée la Méditerranée pour devenir citoyen des deux rives. Dans ces carnets, il signe son accession à la citoyenneté du monde. D’entrée de jeu, la voix d’Abou al- Arab Assiquilli, qui chanta au Moyen-âge l’appartenance du poète à la planète, sert d’épigraphe à l’ouvrage. Le souvenir dont parle Tahar Bekri ne réside cependant  pas  dans la somme des voyages effectués. Sans doute est-il est dans l’attachement aux lieux visités. Certaines destinations, en effet, revisitées plus d’une fois, trahissent la fascination qu’elles ont exercée souverainement sur lui. La Bretagne, sillonnée en long et en large, dit l’attachement véritable  qu’il lui porte. Ce natif du sud tunisien  aime aussi les matinées ensoleillées de l’été scandinave. Il a le regard rivé sur  le Nord froid, bleu  mais chaleureux : Copenhague et son port, Greve Strand,  Ordense. Au Danemark, en Bretagne ou encore au Canada,  Bekri participe à des journées programmées et revoit ainsi ses collègues et amis. Mais il ne consigne dans ses carnets que les rencontres inédites. Dans Le livre du souvenir, on va toujours à la rencontre de ceux à qui on s’attend le moins : au Québec, par exemple, l’auteur se lie d’amitié avec un poète mexicain qui affirme, tel un devin,  avoir vu  dans le rêve la ville de Kairouan. Un autre, acadien celui-là, après l’avoir écouté lire ses poèmes, lui dit la fraternité qui les lie. Bekri éprouve un réel plaisir à raconter cette fratrie : « Il me tend une feuille, sur laquelle je lis : même si je ne connais pas votre pays, je vous connais, la douleur n’a pas de pays, ni le bonheur, même si je suis de votre malheur, je vous reçois dans la sincérité de mon corps et je vous aime, merci de votre poésie, salut à toi, frère, nous habitons le même pays du poème. ».

 

             Vietnamien ou grec, poète ou penseur,  l’Autre n’est jamais une abstraction intellectuelle. Quand il  n’a pas de nom propre dans le texte des carnets, la chaleur d’un accueil, la vivacité d’une conversation  ou la singularité d’une physionomie suffit pour l’arrimer à cette mémoire affective.

 

             L’auteur n’oublie pas le cercle des poètes disparus. Je dirais même que les plus belles pages leur sont consacrées.  Elles sont d’autant plus émouvantes qu’elles ne versent jamais dans la commémoration. Ces poètes-là, Bekri les croise pendant ses moments de haute solitude au détour d’un vers, en face d’un buste, au pied d’une statuette, sur le banc d’un jardin public. Flânant dans un Paris automnal et  moins peuplé, il rend visite à Baudelaire : « Au jardin du Luxembourg, je m’assoies devant le buste de Baudelaire. Sous le platane géant, le poète a le regard évasif et mélancolique. J’aime cette partie du jardin, un verger, avec ses poiriers, ses pommiers, ses vignes. ». Les Jardins du Luxembourg et du Palais Royal ont un pouvoir évocatoire plus puissant que celui des livres. Là, Bekri  semble dialoguer avec  les Baudelaire, les Nerval, les Gibran et les ancêtres andalous, sous le feuillage des platanes et au bruit  des fontaines. A Padoue, sous un jour pluvieux et maussade, le Galilée de naguère lui rappelle le sort tragique des intellectuels algériens assassinés  par «  Barbatus islamicus », pendant les années quatre-vingt-dix. A son retour au pays natal, il visite le jardin paternel, comme s’il se rendait au chevet d’un être cher. Le poète raconte, amoureusement,  la vie à la spartiate que son père leur faisait endurer, lui et son frère, sur ce petit lopin de terre. 

 

            C’est dans  ces notes éparses que Tahar Bekri  livre le meilleur de lui-même ; il excelle à écrire la discrétion. La lecture du Livre achevée, on oublie assez rapidement l’énorme information qu’il brasse. Le bruit des gares et des aéroports s’éloigne. Il s’estompe au profit de ces pages dans lesquelles Bekri signe l’alliance quasi sacrée avec les autres membres de la Tribu, morts ou vivants, ceux qui ont élu domicile dans le poème.  L’infatigable voyageur sait s’arrêter. De ses haltes furtives auprès des poètes jaillit l’étincelle.   

                                                                                                         Chaâbane Harbaoui.