Vingt ans pour plus tard, (Quatre nouvelles et un conte) 
De Théo Ananissoh, Hèlène Gaudy, Franck Secka, Claude Rizzo, Azza Filali Editions Elyzad, Tunis, 2009, 380 pages, ISBN : 978-9973-58-016-0

 

     Pour la troisième année consécutive, les Editions Elyzad publient dans la collection Passages un ouvrage collectif autour d’un axe commun, avec chaque fois la contribution de cinq auteurs. Après Dernières nouvelles de l’été (2007), et A cinq mains (2008), voilà le présent ouvrage intitulé Vingt ans pour plus tard qui s’articule, comme son titre le suggère, sur le thème de l’adolescence et de la jeunesse.

Les textes sont qualifiés par l’éditeur de nouvelles et de conte. Cependant, leur volume, assez consistant, les place plutôt du côté du récit, voire encore du roman inachevé. La preuve : le recueil de cinq textes comporte presque quatre cents pages. L’approche de l’adolescence n’est pas uniforme chez les cinq auteurs sollicités. Car si ces derniers se rencontrent autour d’un thème commun (évoquer l’état des jeunes tunisiens d’aujourd’hui) et l’expriment dans le même idiome français, ils n’en demeurent pas moins différents, en raison de l’appartenance culturelle et du choix formel de chacun.
 Théo Ananissoh, l’auteur de « 1moins un » originaire du Togo, enseigne la littérature française en Allemagne. Hélène Gaudy est parisienne. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment de jeunesse, et travaille dans l’édition. Franck Secka est également parisien et collectionne les vocations : écrivain, photographe, infographe. Claude Rizzo, lui, est un enfant de la communauté maltaise de Tunis, mais il vit en France et a publié plusieurs ouvrages où il évoque et invoque la Tunisie qui lui est chère, comme Le Maltais de Bab el-Khadra (Michel Lafond, 2003) ou Tunisie de notre enfance (L’Infini, 2006). Puis, Azza Filali, médecin de profession, écrivain de vocation, auteur notamment de Monsieur L… (Cérès Editions, 1999), Chronique d’un décalage (Editions Mim, 2005) et récemment L’heure du cru (Elyzad).

   Dans leur approche de la jeunesse tunisienne, les cinq auteurs avaient insisté sur la relation entre le jeune et son environnement, entre les rêves ou les aspirations et les contrariétés que secrètent leurs milieux respectifs.
Théo Ananissoh a joué le sociologue qui élabore avec application son enquête, à force d’entretiens, de rencontres hasardeuses ou d’intrusions risquées. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’argumenter à l’aide d’une panoplie de chiffres et de statistiques, mais de rapporter des confessions, de décrire des émotions, de capter les gestes simples et quotidiens d’une silhouette féminine où l’audace de l’aveu n’a d’égale que la pudeur des mots. Théo Ananissoh nous convie donc à une immersion dans les tréfonds de la conscience intime de jeunes tunisiens. Quand le voile se lève, la parole, (facilitée par le fait même qu’elle s’adresse à un étranger), est libérée. La langue se délie, la vérité épouse les mots et le carnet où l’enquêteur consigne ses notes devient quasiment l’actant central du récit, car « 1 moins un » a cette originalité de transformer l’enquête sociologique en une aventure de l’écriture où tous les sujets sont évoqués pêle-mêle, de la sexualité à la foi, de la crainte du flic au besoin de s’affranchir de toute contrainte.

   Dans « J’ai l’habitude de courir et de pleurer », Hélène Gaudy fait le portrait de groupe : Sarra, Nour, Hadda, Zeineb…, un essaim d’adolescentes qui fréquentent le même collège et tissent entre elles des rapports qui se nouent et se dénouent, favorisent tantôt la connivence, tantôt la rivalité, si bien que la description se mue en une sorte d’anatomie de minuscules gestes quotidiens : S’asseoir en classe à telle table prend parfois une dimension existentielle ou afficher une grimace peut provoquer un douloureux séisme d’émotions.  
Avec une économie des moyens, Hélène Gaudy lève le voile sur une réalité insoupçonnée : l’âge de l’adolescence n’est pas celui de l’insouciance et de la gaieté à profusion, mais il est souvent investi d’une tension larvée et d’une fébrilité stressante. Autrement dit, « les jeunes filles en fleurs » sont aussi des êtres rongées par le mal de vivre et touchées par les larmes du désenchantement.
Pourquoi ? Parce que devant la médiocrité ambiante, le rêve devient une force impérieuse, tyrannique, aliénante. Meilleur exemple : dans le récit de Franck Secka, le séjour de Malabri, photographe français venu couvrir les Journées Théâtrales de Carthage, était marqué par la rencontre avec un jeune tunisien qui rêve de devenir grand styliste, couturier reconnu et célébré, star de la mode qui nourrit autour de lui le ravissement et l’enthousiasme. Ce beau projet exige de belles photos et aussi un visa pour enjamber la Méditerranée. 

   Dans sa Nouvelle « Chbik », Franck Secka nous décrit comment un beau rêve frôle les traits d’une comédie de polichinelle ou d’une caricature donquichottesque. Dans cette perspective, le jeune tunisien ne regarde pas le monde tel qu’il est, c’est-à-dire objectivement difficile et médiocre ; il le voit plutôt sous le prisme de son vif désir de le nier, de le transformer, et d’en modifier la substance. Mais la jeunesse tunisienne ne se réduit pas à un spécimen uniforme. Il y a d’autres parcours, d’autres destins, différentes trajectoires, comme celle de Skander Briki, un Tunisois moderne, passionné de football et d’internet, amoureux de la vie, mais en même temps paresseux devant ses devoirs scolaires, rebelle à l’autorité paternelle. Dans ce récit de Claude Rizzo « Vent du large, vent du désert », le jeune, comme dans un roman classique d’apprentissage, doit s’éloigner de la famille et affronter la vie à la faveur d’un voyage qu’on peut qualifier sans hésitation d’initiatique. Skander quitte Tunis et se rend à Djerba pour travailler pendant les vacances d’été comme animateur dans un grand hôtel de l’île. Là, se dessine devant lui toute la panoplie des relations humaines : la rivalité et l’amitié, la volonté de puissance et la fragilité insoutenable qu’elle sous-tend, les miroitements d’un bonheur facile et le spectacle d’un monde régi par les lois de l’artifice et du paraître. Dans cet hôtel de luxe, le métissage des cultures, la promiscuité des mouvements des êtres, la convoitise de la chair et de l’argent poussent Skander à réfléchir, à méditer, et à procéder à une introspection de sa conscience. On devine bien la suite. Skander rentre à Tunis transformé, et parfaitement armé pour entamer la nouvelle année scolaire sous les meilleurs aupices.  
  
    De son côté Azza Filali nous propose un texte plein de verve et de désinvolture. Fidèle à son approche, l’auteur s’applique moins à raconter qu’à réinventer une nouvelle forme narrative. « Vie de miettes » est un conte qui tisse sa matière d’un mélange de merveilleux, d’étrange et de réalisme, un conte qui commence « sans obligation de finir », une sorte de « contre conte » qui s’articule autour d’une amitié entre Monsieur Miettes et une jeune fille. L’un est un éternel errant, lecteur bohémien, poète et rêveur. Elle est une fille rebelle, n’aime pas l’école, méprise les insipidités des récitations scolaires, et se moque de la passion aliénante de sa mère pour les feuilletons télévisés. Donc, elle est mûre avant l’âge. Voilà que M. Miettes et la jeune fille forment un couple capable de percer la présence de la poésie derrière la médiocrité de la vie, et surtout d’accéder à l’incommensurable richesse des « livres inutiles », ceux qui ne servent pas seulement pour préparer un examen ou un concours, mais qui nous réservent de grands rêves et nous délivrent du poids des conventions sociales. Aussi est-ce pour cette raison que la jeune fille se rebelle contre les leçons de sa mère, refuse de grandir, et se garde de suivre le chemin tracé par la mère, la grand-mère et la voisine…
Le récit d’Azza Filali compose donc le portrait d’une femme qui veut s’assumer pleinement, en dehors de tout code forgé et imposé par l’ordre social et familial. Cependant, ce message de révolte ou de rébellion épouse une écriture pleine d’humour ; un humour que favorise cette distance qu’éprouve le personnage central du récit face aux choses utiles, codifiées et frappées de trivialité sordide. Vie de miettes charrie l’éloge de la littérature comme un moyen qui libère de la pesanteur et des contingences et conduit à regarder le monde autrement, c’est-à-dire tel qu’il devrait être :
 « - A la maison, il y a mes livres de classe, le code de la route et trois livres de cuisine de ma mère.
- Ceux-là ne sont pas des livres, juste des ustensiles, dit l’homme. Les vrais livres ne servent à rien, sauf à voir les choses comme elles devraient être.
- Parce que selon toi, elles devraient être comment les choses ?
- A l’envers, exactement à l’envers de ce qu’elles sont, répondit l’homme.
»

  Kamel Ben Ouanès