Paul Monceaux, Les Africains I, Les intellectuels carthaginois : le génie africain et l’éducation classique. La vie littéraire à Carthage.Présentation, commentaires et index par Leïla LAdjimi Sebaï, Carthaginoiseries, Tunis, 2009, 165 pages, prix : 19 dt, ISBN : 978-9973-704-09-3

 

        Publié il y a plus d’un siècle, les Africains de Monceaux vient d’être partiellement réédité par les Editions « Carthaginoiseries » sous le titre : Africains I, Les Intellectuels carthaginois. Certes, l’ouvrage, à y voir de plus près, s’inscrivait dans une tradition intellectuelle qui était née avec la colonisation et qui tendait à souligner la latinité de l’Afrique du Nord. Mais il ne faut pas mettre Paul Monceaux dans la légion de ceux qui se servirent de la latinité et de la chrétienté pour offrir au système colonial une pseudo-légitimité historique. Normalien et archéologue de formation, Paul Monceaux n’était pas de ce milieu-là.

Il épousa très tôt les antiquités, suite à un coup de foudre pour la culture de l’Afrique romaine, et considéra la théorie de la paxa romana comme un désastre sans précédent. Vouant un réel culte aux archives, ce professeur au Collège de France fit de l’érudition son principal instrument de travail : « Après tout…, remarqua-t-il, l’érudition est un moyen, même dans les études sur l’antiquité ; l’objet dernier de toute critique, c’est de comprendre, de pénétrer aussi avant que possible ». Mais il se trouve que cette exploration lui prit le clair de sa vie sans qu’il pût la boucler vraiment. 

    En fait, l’ouvrage réédité par Madame Leila Ladjimi Sebaï est le premier volet d’un livre intitulé : les Africains ; étude sur la littérature latine d’Afrique. Madame Sebaï projette d’en rééditer le second qui porte sur les écrivains païens. Ne faudrait-il pas rappeler ici que cet ouvrage de Monceaux n’est que la partie visible de son iceberg africain. On apprend, en effet, que l’auteur s’était lancé dans un projet ambitieux : une enquête sur le pays de Saint Augustin, sous le titre de L’Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion arabe, dont il ne rédigea que quelques volumes publiés entre 1901 et 1923. C’est dire que cet historien atypique trônait déjà sans partage sur l’empire de l’africanité antique. Quel serait alors l’apport de cette réédition dans un champ historique plus ou moins balisé ?

     Mais d’abord que savions-nous déjà de Carthage, la romaine ? Que la capitale phénicienne fut rasée par Scipion, puis incendiée pendant 15 jours avant d’être ensevelie sous ses décombres calcinées pour servir de fondations à Colonia Concordia Iulia Kartago. Que Hannibal, le vaincu de Zama, fut lâché par les siens. Que l’empire phénicien, fondé sur l’argent, s’écroula assez rapidement. Que les Numides, jaloux de leur indépendance, changèrent souvent d’alliés et finirent par avoir raison de Carthage et, six siècles plus tard, de la présence romaine chez eux. Que la romanisation administrative et politique de la région fut longue et harassante pour Rome et son Sénat. Paul Monceaux a puisé son information dans ce fonds commun. Et certaines de ses conclusions confortent un bilan plutôt connu : « En cette âpre contrée, écrit Monceaux, les vainqueurs et les vaincus, trop différents de races et d’instincts, n’ont jamais réussi à se comprendre tout à fait ». Au niveau des fais relatés, à quelques exceptions près, le lecteur n’apprend donc rien qu’il ne sait déjà.

    Néanmoins, et au-delà de la chronique habituelle, l’ouvrage de Monceaux a changé la façon d’aborder la colonisation romaine en Afrique : il a ravalé au second plan l’histoire politique et militaire et mis en avant l’ordre culturel. C’est que Monceaux pense que dans le conflit opposant Romains vainqueurs d’un côté, Berbères et Phéniciens vaincus de l’autre, la culture, au sens large et anthropologique du mot, a joué un rôle si important qu’elle semble avoir renversé la vapeur en faveur des « indigènes ». Aussi met-il en garde ses lecteurs, dans les premiers chapitres, contre ce qu’il appelle « l’Afrique conventionnelle », celle « dont nous parle les inscriptions latines et les historiens ». Monceaux, doté d’un flair d’archéologue, suspecte la surface des choses visibles, lisibles et accessibles. Il entend dans cet ouvrage, comme du reste dans la suite de son oeuvre monumentale, creuser, telle une taupe, « à côté et au dessous de cette Afrique officielle » à la recherche de « l'Afrique des indigènes ». Préoccupé par le rôle de la culture dans le système colonial romain, il bat en brèche la prétention civilisatrice de Rome : la conquête militaire de l’Afrique par les Romains n’a pas impliqué, comme on l’a toujours cru, leur victoire culturelle sur les Berbères. Tant s’en fallait. Dans un processus de conquête et de conflit, les deux actions, militaire et intellectuelle, ne sont ni interchangeables, ni solidaires. L’auteur revient constamment sur la relation paradoxale entre le génie militaire et le génie culturel pour mieux les distinguer. La situation de Carthage, la défunte, lui sert désormais d’exemple : «Fait curieux, inattendu, mais aujourd’hui hors de doute : c’est après la ruine de Carthage que la civilisation carthaginoise a gagné le plus de terrain en Afrique ; sous la domination de Rome, elle s’est étendue peu à peu à toute la partie orientale du Tell »

    La dynamique culturelle entre colonisateur et colonisé est donc une affaire de longue durée. Elle s’avère être mille fois plus complexe que le résultat d’un duel armé, qui, fut-il très long, demeure circonscrit dans le temps. Monceaux raconte que c’est au moment où Rome contrôlait la colonie et s’y installait que la résistance culturelle des Berbères s’était avérée plus forte, plus tenace et surtout de plus en plus redoutable : « Souvent conquise, l’Afrique du Nord a toujours fini par gagner et transformer ses conquérants ». Mais comment ? Par quel miracle le conquérant se sentit conquis et le vaincu curieusement vainqueur ? La situation n’avait pas changé par enchantement, ni les intellectuels de l’époque n’étaient des apprentis sorciers. A dire vrai, Monceaux, pour décrire l’alchimie culturelle qui caractérisa l’Afrique « romanisée », se sert peu des termes « vainqueur » et « vaincu » qui sont plus appropriés à caractériser le résultat d’une action militaire. Décrivant la physionomie des lettrés carthaginois formés à l’école romaine, Monceaux parle surtout de la tension entre le génie local et le moule d’une éducation classique et standardisée :

 « Dans ce mélange d’instincts divers, tantôt l’élément classique remportait, et l’on avait alors un Fronton, un Némésien, un Minuicus Félix, un Lactance, tantôt prédominait l’élément indigène, chez un Commodien, ou un Dracontitus, et, quand un hasard heureux établissait l’harmonie de deux éléments, l’Afrique produisait ses chefs- d’oeuvre, Manilius ou Apulée, Tertullien ou Augustin. »

     Le mot « dualité » ne rend pas du tout compte de la relation inextricable qu’avait l’élite d’origine africaine avec le pouvoir politique central et avec les références culturelles latines. Dans leurs parcours respectifs, Augustin, Tertullien et Apulée, pour ne citer que ceux-là, avaient sans doute vécu cette double appartenance sous le signe de la tension. Mais c’était une tension doublement bénéfique dans le sens où elle opérait, chez eux, comme un extraordinaire catalyseur pour l’acquisition et la maîtrise de la culture dominante du moment. Cette élite parlait la langue de Rome, mais lui donnait des tonalités bien particulières dues, pour l’essentiel, au pluralisme linguistique propre à la colonie. Monceaux précise que l’Afrique du Nord sous domination romaine pratiquait encore le libyque et le phénicien à côté d’un latin très africanisé. Plutôt que d’être totalement assimilés par Rome, ses intellectuels carthaginois en assimilaient la culture. Ils tenaient à se l’approprier en l’indexant à l’imaginaire africain. Monceaux donne à ce propos un exemple édifiant de cette africanisation de la culture romaine. Dans les premières anthologies littéraires destinées aux écoles, on proposait plusieurs auteurs latins, tels Sénèque, Pétrone et Pline. La préférence de la jeunesse africaine allait à Virgile, dont elle se sentait très proche. Pour avoir parlé dans son Enéide de leur Didon et de leur Carthage, il n’était pas loin de devenir le chantre du pays. Dans un climat de résistance, les complicités intellectuelles, souvent involontaires, se transforment en affinités, voire en signes d’appartenance. La culture a ses raisons que la guerre ignore. 

    Edité en 1894, l’ouvrage de Monceaux réhabilitait la résistance culturelle de l’Afrique à l’occupation romaine. Il préfigurait celle qui allait mettre fin à l’occupation française au milieu du XX ème siècle. Réédité, ce Monceaux, qui distingue clairement entre les conflits politico-militaires et les différences culturelles, trouve aujourd’hui toute sa place. Sa lecture sera thérapeutique pour ceux qui prônent le « choc des civilisations » et pour ceux qui en ont peur.
                                                                                    Chaâbane Harbaoui