Sonia Chemkhi, Leïla ou la femme de l’aube, Editions Elyzad, Clairefontaine, 2008, 190 pages, prix 11d, 15 euros.

    Leïla ou la femme de l’aube, roman de Sonia Chemkhi, paru en 2008, se qualifie par une richesse discursive en alternant récit et lettres. Les lettres, écrites par le personnage principal Leïla, sont adressées à Iteb, un homme Noir qu’elle a aimé sans pouvoir l’épouser, car sa mère le lui avait interdit. Toute métisse qu’elle était, Leïla ne pouvait épouser qu’un homme Blanc.
Les lettres enclenchent une nouvelle étape dans la relation des deux personnages. La relation épistolaire est un lieu de rapprochement : « Iteb, je voudrais m’adresser à toi plus intimement que je ne l’ai jamais fait. » L’écriture libère la parole et la distance due à l’échange permet, paradoxalement, un rapprochement plus important que celui de la communication directe. Celui qui écrit a toute la latitude de se livrer sans être interrompu par la réaction du destinataire qu’il s’approprie pour quelques instants en faisant de lui son récepteur, le témoin de ses confidences. La confidence, dans le roman de Chemkhi, n’est pas tant dans le contenu des lettres que dans le ton adopté. Autrement dit, la confidence est le lieu par excellence d’une quête ontologique qui fait de l’être un agent capable de structurer la réalité en histoire, en récit. En effet, Leïla entreprend de raconter l’histoire de son amie Nada à Iteb. Et c’est la faculté de narrer, de reconstruire l’histoire pour la lui livrer qui est le lieu du rapprochement. Dans cette mesure, le roman de Chemkhi est moderne. C’est une quête sur l’impact de la formulation sur le destinataire. C’est aussi une interrogation sur l’intimité conçue non par rapport au contenu du discours, mais par rapport à sa forme. La dernière lettre pose d’ailleurs cette problématique : « La parole, Iteb, est notre risque et notre chance. »
   
   Leïla ou la fille de l’aube relate la vie d’un personnage, mais il constitue également une réflexion sur le langage, sur la parole. Les mots sont matérialisés au moyen d’une image. Ils sont assimilés à des oiseaux par le personnage pour signifier leur transcendance : «…enfants, nos mains lançaient des mots. Devenus oiseaux voyageurs, ils habitent les cieux et les mers en attendant que notre vie s’incarne en eux ou qu’elle soit à leur hauteur. ». Les mots « habitent les cieux et les mers », ils investissent l’espace sans jamais disparaître. Ils attendent d’exprimer une vie qui serait à leur hauteur. Ils sont peut-être à la disposition de celui qui saurait raconter une histoire et créer des personnages. Transformer les mots en parole n’est pas tout, encore faut-il trouver un récepteur car saisir le sens de la parole de l’Autre n’est pas toujours aisé. Ecrire est une opération sélective : « Elle inventa une vérité qui se glisse dans les oreilles fines, mais que les dupes appellent mensonge ou déraison. ». Sont exclus d’emblée ceux dont la vue est bornée par un système de valeur réducteur qui traduit le monde en « vérité » d’un côté et « mensonge » de l’autre. La parole revendiquée est singulière, elle est problématique car difficile à décoder. 
   
   Par ailleurs, l’écriture dans le roman de Chemkhi est revendiquée comme un acte transgressif. En effet, le personnage éponyme écrit à l’homme qu’on lui a interdit d’épouser. Au rapprochement par le mariage qui répond à l’organisation sociale, se substitue un rapprochement plus important, celui de l’écriture qui permet de se livrer à l’Autre. Il s’agit d’un défi : « Elle se dit : Dieu a créé le monde en sept jours, je vais m’en donner autant, même plus, et t’écrire Iteb, chaque jour une lettre. ». S’adresser à Iteb, pour elle, est peut-être une façon de se créer comme elle l’entend au moyen de l’écriture qui double le rêve. En effet, le personnage fait face à sa mère mais également à Dieu présent dans le texte par le Verbe, par des Sourates du Coran. Après avoir affirmé qu’elle n’a pas été touchée par sa grâce, elle avance : « Chaque jour que le bon Dieu défait, je recompose mes rêves ». Le « je » est engagé. Le texte précise d’ailleurs que cette femme est « lasse » mais « pas triste ». Tel Sisyphe, le personnage participe à son destin.
   
  Leïla ou la fille de l’aube est un texte dense. Il s’interroge, mais de façon très timide, sur la question du métissage culturel qui est une réalité vécue malgré cette nostalgie des origines. Il est aussi fragile quand il devient violent dans le traitement de la relation homme/ femme. Leïla, qui est par ailleurs mue par le défi, demeure trop préoccupée par le jugement négatif à l’égard des hommes. Cette femme ne gardera pour ami qu’un homosexuel. La vision semble, en quelque sorte, réductrice. Cependant, le roman demeure intéressant, à lire et à apprécier comme histoire mais aussi comme une réflexion sur un lieu possible de rencontre, de réconciliation qui annulerait la diffraction du moi retrouvant son unité dans l’acte de narrer, de structurer sa pensée pour livrer un texte cohérent à l’Autre, témoin de notre existence, de notre inscription dans le monde objectif. 

                                                                      Yosr Blaïech