Ahmed Mahfoud, Le chant des ruelles obscures, Editions Arabesques, Tunis 2017,  167 pages. IBN 9789938072167.

Ce roman sur le passé est une écriture oblique sur la Tunisie d’aujourd’hui.

 

 

Ahmed Mahfoudh dédie presque tous ses romans à la ville de Tunis et plus particulièrement à sa médina. Cette focalisation géographique investit les méandres de l’espace intime du moi, reconstitue les lieux de l’enfance et revisite les places ayant marqué l’initiation à la vie. Qu’on pense notamment à Brasilia Café, Terminus Place Barcelone ou encore Jours d’automne à Tunis.

Tout laisse à penser que Ahmed Mahfoudh aime marcher dans les ruelles, traverser les avenues, parcourir les faubourgs, guidé par l’instinct d’un inlassable fureteur. Mais que cherche-t-il au juste à la faveur de ses flâneries ? Sans doute un précieux objet, un trésor enfoui quelque part dans les dédales de la ville, un désir nommé étreinte de la mémoire subjective.

 

 

Voilà donc le cadre général du nouveau roman Le chant des ruelles obscures, un texte qui s’applique à retrouver l’aura d’une époque à travers des lieux et des silhouettes qui en constituent l’âme et la substance. Il n’y a là, à notre sens, pas la moindre tentation nostalgique, mais une volonté d’interroger le présent d’une ville, par le biais d’une archéologie de son passé récent. Là, le prologue nous avertit déjà sur les enjeux idéologiques et culturels du roman et souligne son ancrage dans une filiation avec l’actualité historique de la Tunisie postrévolutionnaire : « Déprimé, je l’étais, ou plutôt découragé : au bout de cinq ans, la révolution n’avait encore rien donné ».

Les enjeux sont donc si importants que le romancier ne cherche nullement à se dissimuler derrière le masque d’un narrateur invisible ou impersonnel, mais s’affiche bel et bien avec son statut de scripteur dont la tâche consiste à recueillir les propos des gens qu’il croise, en rapporter le témoignage ou en consigner la confession, comme si sa présence était le gage nécessaire pour conférer à son projet crédibilité et vraisemblance. On ne doit pas s’étonner donc de relever que l’écriture d’Ahmed Mahfoudh procède de deux principes concomitants : d’un côté, le roman a une structure dialogique, mettant face à face l’écrivain et son personnage. De l’autre, l’approche se rattache au réalisme littéraire, c’est-à-dire qu’elle est conçue comme un procès verbal du réel. Donc, soucieux de se démarquer de la pure cogitation cérébrale ou foncièrement formelle, l’écrivain tire de son personnage Barguellil une leçon qui constitue,  à elle seule,  tout un programme romanesque: « Toi, Monsieur l’écrivain, tu crées de loin, sans aucun contact avec les lecteurs, mais moi je dois convaincre tout de suite, sinon on me tue, on me hue ». Là, l’enjeu ne se réduit pas donc à produire un texte ou à créer un spectacle, mais force l’artiste à toucher l’auditoire, mobiliser son intérêt et gagner son adhésion. Est-ce pour cette raison que l’auteur, en se mettant face à son personnage, se frotte à sa réalité immédiate, gomme toute distance avec lui, au point que les deux regards se recoupent, mais sans se confondre pour autant? Barguellil serait le porte-parole de l’écrivain ! Ou au contraire, l’écrivain se fait l’écho de la voix de son personnage. Dans tous les cas, Barguellil est hissé au rang d’une figure emblématique, celle de l’artiste ou du créateur, souvent acculé à la marginalité, tout en étant parfaitement enraciné dans la cité, balloté par un sentiment contradictoire : résister à l’adversité et acquiescer à l’ordre du monde.   Dans ce sens, Barguellil aurait le même statut que la musique du Mezoued, dans la mesure où cette dernière, tout étant longtemps méprisée dans le milieu citadin, n’en attire pas moins un large public,  telle une bellissime cristallisation de l’âme du petit peuple. Dans cette perspective, l’engagement du créateur doit se doubler de l’exigence de sa réussite. C’est tout un programme, voire un idéal qui parcourt en filigrane le roman d’Ahmed Mahfoudh.

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Le chant des ruelles obscures s’articule autour de plusieurs trajectoires narratives : le destin de Barguellil, le destin de la musique du Mezoued ou encore celui d’une ville.

Enfant de la marginalité, Barguellil quitte l’école, fuit la violence du père, cède à la délinquance, avant d’être repêché par un impresario qui gère un Kafichanta à Bab Souika.   Là, d’un simple assistant à tout faire, il devient une vedette du Mezoued, chanteur, danseur et chouchou de la classe des nantis et des bourgeois. Mais, chez Barguellil l’ascension sera le prélude à sa chute, comme la déchéance était pour lui le passage obligé à son intégration sociale.

Ce destin à dents de scie montre non seulement la fragilité des êtres ou les caprices du destin, mais surtout une fatale instabilité qui s’étend à l’ensemble du paysage social et historique. La musique du Mezoued sera elle-même l’emblème de ce destin intermittent et sa marque majeure, dans la mesure où le Mezoued est un cri de détresse pour les soumis, un chant identitaire pour des paysans forcés à s’exiler dans leur propre pays à cause de l’exode rural, et en même temps un souffle charriant les relents de la révolte et de la rébellion. Qu’elle évoque la distance qui sépare le soupirant de l’être aimé, ou la douleur du proscrit loin de la terre de ses ancêtres, cette musique populaire devient l’expression d’une revendication identitaire. Ou mieux encore, elle incarne la culture de la périphérie qui finit par investir le centre, le cœur de la cité. D’où son appréhension, pendant des décennies, comme un art décalé, grivois, subversif, avant d’être admise et canonisée par des festivals culturels officiels.

Cependant, à travers le récit de Barguellil, la musique du Mezoued est saisie dans une perspective sociologique, en tant que ligne de fracture au-delà de laquelle les laissés-pour-compte ont beau se remuer et déployer toute leur ingéniosité, ou leur talent  pour gagner la reconnaissance, ils n’en demeurent pas moins handicapés, cloués à une marginalité irréductible, invincible.

Dans Le chant des ruelles obscures, le romanesque s’apparente à une visite guidée dans les dédales de la mémoire d’une ville, celle qui se confondait avec l’âge de l’enfance, du temps où l’aura festive n’aurait laissé que l’amer sentiment d’avoir perdu le goût de l’insouciance et la douceur de vivre. Malgré les convulsions de l’histoire qui avaient marqué la Tunisie ces cinquante dernières années, ainsi que la misère qui pesait sur une frange importante des gosses des faubourgs, on trouvait toujours le goût et l’engouement de s’offrir des moments de plaisirs et de divertissements, en allant sur les places publiques où se tenaient des fêtes foraines,  ou dans certaines rues investies par une animation joyeuse, à l’occasion de l’Aïd, ou encore au kafichanta quand, l’âge aidant,  les miroitements de la chair se faisaient sentir.

Dans le roman D’A. Mahfoudh, Tunis apparait tel un paysage mental qui se déploie au gré de l’état d’âme du personnage Barguellil : « Tunis est une femme capricieuse, une zaâbana qui joue de ses charmes sans se donner vraiment […] C’est une diablesse qui prend la couleur de tes humeurs ». Quand le personnage est en forme, Tunis lui jette un regard plein de promesses. Pauvre, elle le chasse à coup de mots hostiles et  méprisants.  La vision allégorique de la ville n’est pas ici un simple effet de style. Elle est surtout la marque d’un douloureux hiatus que vit le personnage avec l’espace urbain. Toutefois,  ce mal-être profond et existentiel semble être nourri davantage par la conjoncture actuelle de la Tunisie post révolution que par le contexte historique d’hier où la pesanteur de l’infortune n’étouffait pas complètement les promesses de quelques beaux rêves. Ce roman sur le passé est en vérité une écriture oblique sur la Tunisie d’aujourd’hui.

A l’instar d’une frange importante de la jeunesse  tunisienne rongée par un irrésistible désir de fuir le pays et la laideur ambiante, Barguellil «  avait bien envie de partir, de fuir la vieille ville où il avait toujours vécu, qui lui collait comme une vieille peau, une marque indélébile, avec ses rues sales, les décombres des vieilles maisons en ruine, les poubelles éventrées par des matous affamés, les eaux usées à découvert, les caniveaux, l’amoncellement des déchets au détour des ruelles, le vomi des soulards à la fermeture des bars, tout ce qui lui était devenu le miroir cruel de sa propre déchéance. »

 

Kamel Ben Ouanès