Ali Bécheur : Les lendemains d’hier, Editions elyzad, 2017, Tunis, 267pages.         ISBN 978-9973-58-095-5

 

 

Chez Ali Bécheur, l’écriture est une machine qui explore le temps et débobine le rouleau d’une vie. Le but escompté ne vise nullement à retrouver le temps perdu, mais s’applique plutôt à combler le silence et à faire parler l’indicible et le refoulé.

 

Dans ce cas, le roman n’est pas une cogitation sur la vocation de l’écrivain artiste, comme chez Proust, mais poursuit un autre projet : recomposer, tel un puzzle, le destin d’un pays (La Tunisie), l’histoire du père et de la famille et finalement en toile de fond, le roman d’apprentissage du narrateur. Aussi est-ce pour cette raison que l’écriture happe dans son déploiement tout ce qui concourt à l’édifice du projet romanesque : des éléments d’histoire, des données ethnographiques, des considérations psychosociales et des confessions intimes, secrètes, parfois fantasmées. Tous les grands épisodes de l’histoire moderne de la Tunisie sont passés en revue, de la grande guerre 14-18, jusqu’à l’avènement de la révolution en 2011, en passant par la lutte de libération nationale, avec toujours en arrière-fond des silhouettes dont le destin a forgé la mémoire collective : Bourguiba, Habiba Msika, la foule des Croisés brandissant la statue de la Vierge à l’ouverture du Congrès eucharistique, L’espace littéraire s’érige par conséquent en un réceptacle où sont recueillis pêle-mêle des scènes de la vie quotidienne, des tableaux saisissants de certaines  villes comme  Sousse, ville natale de l’auteur, Tunis, ou encore  Paris. Puis des portraits d’hommes et de femmes façonnés, pétris par les vicissitudes de l’Histoire : l’instituteur, le médecin, l’avocat, le militant politique, le colon, les amis.  Il se profile,  tout le long de cette géographie humaine, une irréductible ligne de démarcation mettant face à face deux villes (l’arabe et l’européenne) deux langues (l’arabe et le français), deux cultures, celle des Prépondérants et celle des bougnoules.

Toute cette matière recueillie illustre la complexité du réel, la volte-face des destins, et la part invisible et enfouie dans les strates souterrains de l’identité, dans un pays qui est (c’est son caractère majeur), « une terre, palimpseste immémorial des héritages qui y ont gravé leurs emblèmes et leurs langages, la carthaginoise marchande, la romaine monumentale, la vandale guerrière et l’islamique calligraphiant des arabesques de dômes et de minarets » (P141).

Exhumer tout cela ne coule pas de source, mais exige une laborieuse besogne de composition. Le narrateur a beau rencontrer « un autre je, un bout d’adolescent qui surgirait sur le tapis vert de la pelouse », il n’en demeure pas moins incapable de capter l’intégralité des souvenirs, car la mémoire est poreuse, souvent affectée par des coins d’ombres, des cases vides et des brisures de silence. Ce qui est de nature à conférer au texte une composition fragmentaire qui le morcelle et le démembre. Périlleuse démarche qui aurait pu réduire le roman à une forme fracturée, fêlée, n’eut été le souci de l’auteur de donner une unité et une cohérence à ce magma d’éléments bigarrés.  Cela nous rappelle ce mot célèbre de Flaubert dans sa correspondance : «  travaille, médite surtout, condense ta pensée, tu sais que les beaux fragments ne font rien; l'unité, l'unité, tout est là !». L’Unité, voilà le maître mot, la règle qui doit régir l’ensemble du projet romanesque afin de créer des correspondances et des résonances entre les parties fragmentées du texte, mais encore entre les périodes de l’Histoire. La preuve que le temps romanesque ne peut être saisi dans sa juste valeur selon un ordre chronologique, mais au gré d’une sélection subjective structurée autour d’un jeu de rapprochements ou de contiguïté d’épisodes historiques différents.

Mais comment reconstituer ce matériau disparate de la mémoire ? Là, la réponse du narrateur est tranchante. Pas d’autre alternative que de recourir à l’imagination : « On en vient à s’inventer une enfance, faute de la retrouver. Le temps ne se retrouve que dans l’imagination » (P. 16).  C’est une loi quasi ontologique, puisque chaque fois que le doute s’installe, s’ouvrent devant nous, les conjectures, les supputations, donc « les portes de l’imaginaire »(P246). Mieux encore, cette absence ou évanescence des souvenirs est assumée par l’auteur, revendiquée, voire exigée ne serait-ce que pour répondre à un idéal créatif : « Je rêve d’une mémoire vide, pour faire de la place aux souvenirs futurs. Souvenirs, parfums éventés » (107). C’est autour de l’oxymore de souvenir futur (qui fait écho à l’oxymore du titre Les lendemains d’hier), que se construit le roman, en tant que réécriture de l’histoire, refonte du réel,  réinvention d’un monde libéré de la pesanteur des contingences et nourri par les effluves de l’imaginaire : « Toute vie est un récit, pétri dans la pâte de l’imaginaire » (p263).

Nous mesurons par là même l’ambition de l’œuvre et son aspiration à contenir la totalité du monde, en associant le visible et l’invisible, le concret et le supposé, la perception et l’impression. Là, l’auteur n’est pas loin de repenser les modalités du savoir encyclopédique. En effet, reconstituer l’histoire d’un pays, composer le portrait du père, ou dessiner les contours de l’itinéraire du je, emprunte la même règle, celle qui consiste à vouer une passion irréductible aux mots et à éprouver un  ardent désir d’explorer  les riches potentialités de la langue. En effet, en s’appliquant avec précision à nommer les choses et les objets est une manière de donner une texture tangible aux éléments et une présence sensorielle au réel. Dans ce cas, le savoir encyclopédique ne serait que l’autre face du déploiement d’une certaine performance linguistique et lexicale. Le narrateur se veut à la fois botaniste, ethnographe, historien, psychologue, sociologue, archéologue, lexicologue, etc. Tout l’enjeu, voire tout le projet romanesque chez Ali Bécheur procède de cette loi performative : Les mots donnent naissance aux choses. L’impression et la sensation épousent avec une rigoureuse précision l’expression. Il s’établit ainsi une harmonieuse concordance  entre la langue et les éléments. Ce qui a pour conséquence de poétiser  le monde, au gré de différentes modalités stylistiques. Tantôt, c’est l’énumération : « C’est avec mes pieds que j’ai appris la géographie du Quartier. Patiemment, obstinément, parmi les flâneurs des berges, les arpenteurs des quais, les butineurs des bouquinistes, les abonnés des troquets, les promeneurs des ponts, les contemplateurs du fil de l’eau, les voyageurs des bateaux-mouches, les maraudeurs du marché aux fleurs, fragrances de magnolias, griseries de lilas, vapeurs de violettes… ».  Tantôt, une panoplie de chiasmes : « glacière en hiver et en été fournaise » (P77), « les portes à demi fermées et ouvertes à demi, les verres à moitié pleins et vides à moitié » (p249). Tantôt aussi une litanie d’anaphores.

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La beauté du style en vue d’une poétisation de l’univers romanesque est une tentative de transcender la crise du sujet, de gommer la fêlure de sa conscience, longtemps réduite à subir l’emprise implacable, celle du père, celle de l’Histoire, donc celle d’un système où on est à la fois le jouet et le témoin. Dans ce cas, écrire n’est pas seulement une manière de faire le procès de tout cela, mais aussi de déplacer les axes d’intérêt, en permettant au sujet de quitter le territoire des contingences pour habiter le royaume de la langue ou la cité des mots, là où  bourgeonnent les images, éclosent les figures, fleurissent les métaphores. Les mots triomphent des maux, voilà l’arme dont s’est emparé le narrateur pour s’inventer un espace de liberté, une voix allègre éprise d’audace  qui finit par prononcer, à l’égard du père, un verdict sans appel, à connotation œdipienne :

 

« Je sais ce que tu penses. Que je fabule, que je mens sans vergogne, que je raconte des craques sur ton compte maintenant que tu n’es plus là pour me démentir, que je défigure ta mémoire. La faute à qui ? La faute à ton silence, à la muraille derrière laquelle tu t’es retranché, à ton armure toujours prête, cuirassé de principes, bardé de credo, quand moi ton fils, n’ai cessé de dériver de doute en incertitude, de divaguer d’interrogation en question. J’avais bien les questions- et pas qu’un peu- mais jamais les réponses. » (P123)

Par Kamel Ben Ouanès