Salah Gharbi : Saber et la drôle de machine, Arabesques éditions, Tunis 2018, 161 pages.  ISBN : 978-9938-07-284-6


Il ne manquait au roman de Salah Gharbi que la part du sarcasme ou de l’autodérision pour qu’il soit parfaitement conforme à l’univers de Kafka. S. Gharbi ne franchit pas le pas, nullement par manque d’humour, mais tout simplement parce que le statut de son personnage, n’étant pas affecté par la haine du juif qui traverse l’œuvre de Kafka, n’atteint pas les limites du tragi-comique.

Il y a certes dans le texte de Salah Gharbi, une insoutenable situation absurde et une confrontation avec une autorité diffuse et implacable, mais sans que cela n’entraine un quelconque broyage du personnage et son irrémédiable coercition face à cette « drôle de machine ». Et pour preuve : le personnage de Saber a beau être pris dans le collimateur de ses irréductibles détracteurs, il a constamment fait preuve de résilience. Il rédige des requêtes, entreprend quelques démarches de protestation et s’applique à déjouer les manœuvres de cette horde d’indicateurs vigilants, ces sbires, ces « forces sournoises qui cherchaient à le perdre »

Tout laisse à penser que Saber est appréhendé par la redoutable Machine comme un dangereux coupable qu’il faut surveiller. On doit inspecter le moindre de ses gestes et être obstinément à ses trousses pour le réduire à l’état d’un condamné en sursis. Mais le narrateur se garde de nous livrer les raisons de cet acharnement contre un être pourtant timoré, discret et inoffensif. Peut-être parce qu’aucune raison ne peut justifier cette ténacité à l’épier « partout où il allait, exposé au lynchage de la meute invisible ».  Qu’importe la raison de cette opiniâtreté, car sous la plume du narrateur, le rapport de forces est inégal entre l’individu et la foule qui lui est hostile. Car l’essentiel est ailleurs : vivre sous l’œil du Cyclope cesse d’être une expérience singulière ou exceptionnelle, parce qu’elle prend là une dimension plus large qui renvoie à la condition de l’homme dans une société policière, tel un Sisyphe qui, malgré son abnégation et son intense labeur,  est toujours « renvoyé à sa tragique réalité ». D’ailleurs, le narrateur n’hésite pas à souligner, dès le premier chapitre consacré à expliquer les circonstances de la genèse de son récit, que l’intérêt de son texte se situe bien au-delà du drame individuel de son personnage et réside précisément dans le tableau critique, incisif qu’il fait de la société :

« Ainsi, au-delà du drame individuel, aussi cruel  fût-il, ce récit aurait pour unique ambition de servir d’un simple témoignage sur le dérèglement d’une société qui serait en perdition. La seule raison d’être de ce travail serait de démontrer comment la fragilité d’un individu et […] la déliquescence morale d’une collectivité et le fonctionnement irrationnel d’une institution pouvaient conduire à certaines formes inouïes d’injustice et donner lieu à tant de situations kafkaïennes ».

Il n’est pas donc étonnant de relever que le roman Saber et la drôle de machine reprend une part de l’univers du Procès et de La Métamorphose de Kafka où l’individu est désigné arbitrairement pour subir le courroux et l’opprobre du groupe : « il se sentit si seul, si vaincu, proscrit, accusé sans charges, condamné sans procès, trahi par le peu de force qui lui reste » .Ce qui est en jeu pour le narrateur, c’est la liberté de l’individu dans un contexte socio historique précis. Car, à ses yeux, une grave menace pèse sur tout citoyen qui n’accepte pas d’entrer avec la docilité requise dans le moule d’une conduite balisée par la Machine ou l’Institution officielle. De ce point de vue, le récit ne verse pas dans des considérations psychologiques ou névrotiques, mais s’applique à inscrire sa matière dans un contexte façonné par une idéologie d’autant plus sournoise qu’elle agit sous les apparences d’une banalité domestique.

A une autre époque, dans les pays de l’Est sous le joug soviétique, ce récit aurait été qualifié d’œuvre dissidente. Mais dans le contexte local, si l’audace du discours n’est pas de mise, ses enjeux idéologiques et ontologiques sont toujours d’actualité. Le Tunisien, ou l’Homme arabe en général, sont plus que jamais aux prises avec les agissements incontrôlables de « La drôle de Machine ». Celle-ci ne cesse d’enfler son autorité sous l’effet du triste déclin des valeurs éthiques et du recul de l’esprit rationnel.

En dépit de cet état de confusion qui gagne toutes les couches de la société et où tout un chacun n’a pas d’autre choix que d’opter pour le rôle de sbire ou d’épouser la posture de victime, le narrateur ne compte pas jouer le héraut de la justice, encore moins l’écrivain militant. Lui, qui voudrait bien s’éloigner de la   littérature du mal où défilent des personnages sombres et chagrinés et des imbroglios troublants et inextricables, n’hésite pas à confier qu’il « rêvait depuis longtemps, d’écrire une vraie comédie, avec des situations loufoques, des personnages drôles et évanescents et des ombres plaisantes. Je voulais présenter quelque chose de joyeux, de léger et qui pût assassiner cet air mélancolique, cette intrigante tristesse ».

Si l’écrivain narrateur a cédé à ce projet, c’est en fait pour répondre à une sollicitude, celle d’un confrère écrivain. Tout en étant animé par l’impérieux besoin de confier les émois  de son être au public des lecteurs, celui-ci avoue son incapacité à écrire son propre drame. Impossible pour  lui d’utiliser le « je », par peur de déraper ou de se sentir nu. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’est engagé à convaincre notre narrateur de se charger de donner forme à cette confession par plume interposée. Il lui explique qu’autant il est à l’aise quand il question de parler d’autrui, autant il est contrarié s’agissant de son propre vécu.

Quelle est la motivation de ce jeu de transfert ? Est-ce la pudeur ou la peur de l’autocensure ? C’est en tout cas le signe que l’écriture autobiographique est un exercice périlleux, une preuve contre les lâchetés de la conscience, une stratégie qui permet au moi de s’exprimer tout en gardant le visage masqué.

Kamel Ben Ouanès