Yamen Manai, Bel abîme, Editions elyzad, Tunis , 2021, 111 pages.

Le récit épouse la forme d’une confession, celle d’un jeune garçon révolté, écœuré, gonflé de colère et de ressentiment à l’égard de sa famille, des institutions et du pays. Mais jusqu’où peut conduire un tel tempérament ? Sans aucun doute à un coup de folie, à un meurtre, ou mieux encore à un terrible carnage.

Comment peut-on arriver à un tel degré de violence aveugle et démente ? C’est l’adolescent lui-même qui s’applique à le démontrer, moins pour se défendre que pour remonter aux origines de la violence qui l’habite et surtout fouiner dans les interstices d’une société qui laisse la menace d’un désordre généralisé monter en graine.

Dans son entourage, rien ne laisse croire que ce chétif collégien serait en mesure de commettre l’irréparable. Son père est universitaire. Mais ce dernier avait plus le souci de sa notoriété et de sa respectabilité que l’intérêt et la cohésion entre les membres de sa famille. D’ailleurs, la famille habite dans un quartier populaire où s’entassent, au milieu d’un paysage haut en couleurs, les déchets industriels et les ordures domestiques. Le signe que l’environnement social et urbain est pourri. Tous les facteurs sont réunis pour qu’une grave fêlure affecte l’âme fragile de ce garçon mal aimé. La faille est partout ! Dans la famille où le père (à l’instar de tous les pères énumérés) est rude, autoritaire et égoïste. L’école est perçue, elle aussi, comme une maison de correction où les élèves reçoivent moins de savoir que de châtiment souvent arbitraire. Il en va de même pour les amis qui, souvent confinés dans le café du quartier, ruminent leur seul et unique rêve miroitant : quitter le pays, émigrer clandestinement et offrir leur frêle sépulture à une mer dévoreuse.

Le jeune collégien souffre donc d’un manque de « sociabilité humaine » et surtout d’un terrible déficit d’affection. Il fallait combler ce sentiment de manque. Et voilà que le hasard a mis devant lui, au milieu d’un chantier« un chiot tout chaud qui battait de son petit corps contre sa main ». Bella, c’est le nom qu’il lui a choisie, sera son amie et la force qui va le réconcilier avec lui-même et avec la vie : « Si je n’avais pas ce chien, cela ferait un moment que je serais perdu ». Mais la présence de Bella dans la maison ne sera pas acceptée par le père, et sans doute avec la complicité de la mère. Cette dernière surtout adhère sans réserve à un douteux Hadith du prophète qui énonce que « les anges ne rentrent pas dans une maison où il y a un chien ». Les parents mijotent mille scénarios pour se débarrasser de l’animal. D’ailleurs, ils disposent d’un précieux adjuvant : la municipalité « faisait la peau aux chiens » afin d’en empêcher la prolifération. Au bout de cette conspiration contre l’animal, Bella sera déportée par le père, loin de la maison et sera fatalement victime d’une balle tirée à bout portant par un agent de la municipalité.

Perdre Bella déclenchera chez l’adolescent une terrible folie meurtrière. Successivement, il passera à l’arme l’agent municipal, son propre père et le président de la municipalité. Sa colère atteindra le ministre de l’Environnement coupable d’avoir décrété l’ordre d’exterminer les chiens, et surtout la meilleure de sa race Bella. Pour la presse, ces meurtres en série ne pourraient être, de toute évidence, que l’œuvre des terroristes. Mais devant son avocat, l’enfant rectifie sur un ton ferme : « Je n’ai pas tiré ces balles au nom d’Allah mais au nom de Bella ».

L’interrogatoire que subit l’enfant n’est pas rapporté sous forme de questions/réponses, mais pris en charge par l’adolescent lui-même qui filtre la teneur de ces séances d’investigation et d’expertise. D’où le recours par l’auteur au style indirect libre afin d’inviter le lecteur à focaliser toute son attention sur le seul point de vue du personnage narrateur. Cela ne signifie guère que l’enfant se dérobe ou se dissimule derrière des divagations digressives. Bien au contraire. Sa parole est un aveu franc et frontal d’un crime commis et totalement assumé. Il se dit même prêt à récidiver s’il le faut : « Si c’était à refaire, je le referais […] Et que si on me redonnait le fusil et qu’on les alignait devant moi, le Président, les ministres et tous les députés, je tirerais sur eux. Je leur prendrais leurs mains, les uns après les autres, à cette bande d’éculés ».

Puis l’aveu de l’enfant happe dans ses filets tous ces insipides experts et ces savants ignorants, sollicités à se pencher sur son cas pour examiner ses motivations. Maître Bakouche (le muet) et Docteur Latrache (le sourd) sont déjà dépréciés, rabaissés, voire ridiculisés, ne serait-ce que par le choix de leur onomastique. Là, l’adolescent n’hésite pas à leur adresser un cinglant verdict qui démystifie ces faux doctes : «  Vous connaissez Tchekhov, monsieur Bakouche ? Vaguement ? Non, ce n’est pas la marque d’une vodka, c’est un écrivain russe. Vous ne l’avez jamais lu ? Ça ne m’étonne qu’à moitié, vous devez être comme tous les autres, bardé de diplômes sans avoir lu un livre ».

Le récit de Yamen Manai démasque les poncifs du discours officiel, discrédite la doxa et lève le voile sur une société en pleine décomposition, happée par les forces de la dégénérescence, sans aucune lueur d’espoir ou de rédemption en perspective. Et pourtant, le ton qui traverse le récit ne relève ni de la colère, ni du ressentiment, mais plutôt d’une sorte d’un joyeux désespoir, d’un réjouissant désenchantement et surtout d’un sentiment de délivrance de l’insoutenable réalité. Rien d’étonnant alors que la descente de l’adolescent aux enfers ou sa marche implacable vers l’abîme soit exprimée par le titre « Bel abîme ». Cet oxymore traduit la rupture irréversible du personnage avec sa société. Certes coupable, l’adolescent n’en est pas moins victime. Mais l’intérêt de ce saisissant autoportrait réside ailleurs : le personnage principal érige à la face de son pays un discours qui prend la forme d’un affligeant bilan de son histoire récente : un système social avorté, une déchéance fatale de ses valeurs et une perte cruelle de son humanité : « Je vais même vous dire que si le pays, sa mer, ses plages, ses montagnes et ses forêts pouvaient se dérober sous nos pieds et nous laisser suspendus dans l’espace, croyez-moi, ils le feraient. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle compagnie. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays ».

Ce court roman a la force de rendre compte de l’étrangeté et de la violence du quotidien tunisien avec lucidité et amertume.

Kamel Ben Ouanès